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J’aurais pu en retirer quelque chose s’ils avaient été moissonnés à temps ; mais les esclaves qui cultivent avec moi ont été requis cinq jours sur sept pour travailler aux nouvelles clôtures du parc de l’abbaye et pour curer l’un des étangs. Seul, je ne pouvais moissonner le champ ; de grandes pluies sont venues, le blé a germé sur terre, la récolte a été perdue. Il me restait un champ d’épeautre, moins maltraité par l’ouragan ; mais ce champ avoisine la forêt de l’abbaye, et les cerfs ont, comme l’an passé, ravagé ma moisson sur pied.

Ricarik haussa les épaules et ajouta : — Tu dois en outre six charretées de foin, tu ne les as pas apportées ; cependant les prairies du domaine que tu cultives sont excellentes ; tu pouvais avec le surplus des six charretées te procurer de l’argent.

— Hélas ! seigneur, je ne vois jamais la première coupe de ces prés ; les troupeaux qui appartiennent en propre à l’abbaye viennent paître sur mes terres dès le printemps ; si, pour les garder, j’y mets des esclaves, tantôt ils sont battus par ceux du monastère, tantôt ils les battent ; mais toujours leurs bras me font faute. De plus, vous le savez, seigneur, presque chaque jour amène sa redevance personnelle : aujourd’hui il nous faut aller façonner les vignes de l’abbaye : demain, labourer, herser, ensemencer ses terres, charroyer ses récoltes, construire ses clôtures ; il a fallu, de plus, creuser des tranchées dans la chaussée des étangs, lorsque l’abbesse a craint de voir le couvent attaqué par des bandes errantes. Il nous a aussi fallu en ce temps-là faire le guet… Aussi, que voulez-vous, seigneur, lorsque sur trois nuits on est forcé d’en veiller deux pour la sûreté de l’abbaye, et qu’il faut se remettre à l’ouvrage dès l’aube, la fatigue est grande et le temps manque.

— Et les charrois que tu as refusés ?

— Refusé ! non seigneur ; lors du dernier charroi que mes chevaux ont dû faire pour le service de l’abbaye, l’un d’eux a été fourbu par suite d’une charge trop lourde et d’un trop long trajet : il est mort… Il ne me restait qu’un cheval très-chétif ; à lui seul pouvait-il