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ou cinq heures après, bœufs et venaison cuits à point, fumants, appétissants, sont servis sur la table. Quoi ! aussi des tables en Vagrerie ? certes, et recouvertes du plus fin tapis vert ; quelle table ? quel tapis ? la pelouse d’une clairière de la forêt ; et pour sièges, encore la pelouse ; pour tentures, les grands chênes ; pour ornements, les armes suspendues aux branches ; pour dôme, le ciel étoilé ; pour lampadaire, la lune en son plein ; pour parfums, la senteur nocturne des fleurs sauvages ; pour musiciens, les rossignols.

Plusieurs Vagres, placés en vedette sur la lisière de la forêt, aux abords des gorges d’Allange, veillent à ce que la troupe ne soit pas surprise, dans le cas où, apprenant le sac et l’incendie de la villa, les comtes et ducs franks du pays, craignant une attaque sur leurs burgs, se seraient mis, avec leurs leudes, à la poursuite des Vagres.

L’évêque Cautin, malgré son courroux, se surpassa comme cuisinier : la faim lui était venue en cuisinant pour les autres, de sorte que chrétiennement il cuisina aussi pour sa large panse ; on parla longtemps en Vagrerie de certaine sauce, dont le saint homme remplit un grand chaudron (chaudron épiscopal emporté de la villa), dans lequel chacun trempait sa grillade de bœuf ou de venaison, sauce appétissante composée de vieux vin et d’huile aromatisée avec le thym et le serpolet des bois ; on la trouva délectable, et l’évêchesse, mordant de ses belles dents blanches à la grillade de son Vagre, disait :

— Je ne m’étonne plus si celui qui fut mon mari se montrait si implacable pour ses esclaves-cuisiniers, qu’il faisait fouailler au moindre oubli… le seigneur évêque cuisinait mieux qu’eux tous ; il pouvait se montrer difficile.

Deux convives prenaient peu de part au festin : l’ermite laboureur et la jeune esclave, assise à côté de Ronan ; celui-ci mangeait valeureusement, mais le moine rêvait en regardant le ciel, et la petite Odille rêvait… en regardant Ronan… Les vases d’or et d’argent, sacrés ou non, circulaient de main en main ; les outres se dégonflaient à mesure que le ventre des buveurs gonflait : gais propos,