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Derrière le dernier chariot, surveillé par Dent-de-Loup et quelques compagnons fermant la marche, Cautin, évêque et cuisinier en Vagrerie, habitué à se prélasser sur sa mule de voyage, ou à courir la forêt sur son vigoureux cheval de chasse, Cautin trouve la route raboteuse, poudreuse et montueuse ; il sue, il souffle, il tousse, il gémit, et maugréant, traîne sa lourde panse.

— Seigneur évêque, — lui dit la jeune fille, porteuse de l’amphore envoyée par l’évêchesse, — voici de bon vin épicé ; buvez, cela vous donnera des forces pour la route.

— Donne, donne, ma fille ! — s’écria Cautin en tendant ses mains avides, — Dieu te saura gré de ton attachement pour ton malheureux père en Christ, obligé de boire à la dérobée le vin de son propre cellier…

Et s’abouchant à l’amphore, il la pompa d’un trait ; puis, la jetant vide à ses pieds, il s’écria, regardant la jeune fille d’un œil courroucé :

— Tu veux donc courir aussi la Vagrerie, diablesse ?

— Oui, seigneur évêque : j’ai vingt ans, et voici le premier jour de ma vie où je peux dire : Je m’appartiens… je peux aller, venir, courir, sauter, chanter, danser à mon gré…

— Tu t’appartiens, effrontée ! c’est à moi que tu appartiens ; mais, Dieu merci, tu seras reprise, soit par l’Église, soit par quelque chef frank… et tu tomberas, je l’espère, en pire esclavage !

— J’aurai du moins connu la liberté…

Et la jeune fille de s’élancer, sautant et chantant, à la poursuite d’un papillon voletant sur la route.

La troupe des Vagres arriva près de quelques huttes d’esclaves, dépendantes des terres de l’Église, situées au bord de la route : de petits enfants hâves, chétifs, et complètement nus, faute de vêtements, se traînaient dans la poudre du chemin ; leurs pères travaillaient aux champs depuis l’aube ; les mères, aussi maigres, aussi hâves que leurs enfants, à peine couvertes de quelques lambeaux de toile, étaient