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au balcon de la terrasse de cette villa. Brûlants et languissants à la fois, les yeux de cette jeune femme tantôt s’élèvent vers le ciel étoilé, tantôt semblent sonder la profondeur de cette douce nuit d’été, douce nuit qui protège de son ombre l’approche des Vagres, se dirigeant, à pas de loups, vers la demeure de l’évêque. Cette femme, c’est Fulvie, l’évêchesse (F) de Cautin, mariée à lui, alors que, simple tonsuré, il ne briguait pas encore l’épiscopat… Depuis qu’il est prélat, il l’appelle benoitement ma sœur, selon les canons des conciles… et l’évêchesse reste en effet sa sœur ; le saint homme, depuis son épiscopat, trouvant qu’une femme c’est trop… ou trop peu.

— Oh ! malheur ! — disait la belle évêchesse, — malheur à ces nuits d’été où l’on est seule à respirer le parfum des fleurs, à écouter dans la feuillée le murmure des brises nocturnes, pareilles au frissonnement des baisers amoureux !… Oh ! dans ma solitude, je la redoute cette énervante chaleur des nuits d’été ; elle me pénètre ; elle circule en vain dans mes veines !… J’ai vingt-huit ans… Voilà douze ans que je suis mariée… et ces années conjugales, je les ai comptées par mes larmes ! Recluse à la ville, recluse à la campagne par l’ordre de mon seigneur et mari, l’évêque Cautin… vivant dans mon gynécée (G), au milieu de mes femmes esclaves, dont ce luxurieux fait ses maîtresses, les conciles l’obligeant, dit-il, à vivre chastement avec sa femme… telle est ma vie… ma triste vie !… L’âge approche, et jamais, jamais, je n’ai connu un seul jour d’amour et de liberté… Amour ! liberté ! vieillirai-je donc sans vous connaître ?

Et la belle évêchesse se redressa, secoua sa noire chevelure au vent de la nuit, fronça ses noirs sourcils, et, d’un air de défi, s’écria :

— Malheur aux maris violents et débauchés… ils font les femmes perdues !… Aimée, respectée, traitée, sinon en femme, du moins en sœur par l’évêque, j’aurais été chaste et douce… Dédaignée, humiliée devant les dernières esclaves de ma maison, je suis devenue emportée, vindicative, et du haut de ma terrasse… souvent, le front rouge, je suis d’un regard troublé les jeunes esclaves laboureurs