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Un autre de ces seigneurs franks, amis et complices des évêques, le duc Runking, était plus inventif et plus recherché dans ses cruautés :

« Si un esclave tenait devant lui un cierge allumé, comme c’est l’usage pendant son repas, il lui faisait mettre les jambes à nu et le forçait d’y serrer avec force le flambeau jusqu’à ce qu’il fût éteint ; quand on l’avait rallumé, il faisait recommencer jusqu’à ce que les jambes de l’esclave fussent toutes brûlées. » (L. V., p. 175).

Une autre fois, on lui demanda de ne pas séparer deux de ses esclaves, un jeune homme et une jeune fille qui s’aimaient : « — Il le promet, et les fait enterrer tous deux vivants, disant : Je ne manque pas au serment que j’ai fait de ne pas les séparer. » (Ibid., V., p. 177.)

Je vais donc tâcher, chers lecteurs, dans le récit suivant, de retracer à vos yeux cette funeste période de notre histoire : la conquête de la Gaule par l’invasion franque, appelée, soutenue par les évêques. Ce récit nous le ferons moins encore au point de vue de la fondation de la royauté de droit divin et de l’énorme puissance de l’Église, qu’au point de vue de l’asservissement, des douleurs, des misères du peuple. Hélas ! ce peuple gaulois que nous avons vu jadis sous l’influence druidique, si fier, si vaillant, si intelligent, si patriote, si impatient du joug de l’étranger, nous allons le retrouver déchu de ses mâles et patriotiques vertus des temps passés, hébété, craintif, soumis devant les Franks et les évêques ; il n’a plus de Gaulois que le nom, et ce nom, il ne le conservera pas longtemps. Aux lueurs divines de l’Évangile émancipateur, vers lesquelles ce peuple a d’abord couru confiant et crédule à la voix des premiers apôtres prêchant l’égalité, la fraternité, la communauté, ont succédé pour lui les menaçantes ténèbres de l’obscurantisme, mettant le salut au prix de l’ignorance, de l’asservissement et de la douleur. Le souffle mortel, cadavéreux de l’Église romaine, a glacé ce noble peuple jusque dans la moelle des os, refroidi son sang, arrêté les battements de son cœur, autrefois palpitant d’héroïsme et d’enthousiasme, à ces mots sacrés : patrie et liberté. Cependant, pour quelque temps encore, l’antique patriotisme de la vieille Gaule s’est réfugié dans un coin de ce vaste pays, l’indomptable Bretagne, encore toute imbue de la foi druidique, si étroitement lié au sentiment d’indépendance et de nationalité, mais rajeunie, vivifiée par l’idée purement chrétienne et libératrice, l’indomptable Bretagne avec ses dolmens surmontés de la croix, avec ses vieux chênes druidiques greffés de christianisme, ainsi que l’ont dit les historiens, résista seule, résistera seule jusqu’au huitième siècle, luttant contre la Gaule… Que disons-nous ! les conquérants lui ont, hélas !, volé jusqu’à son nom ! résistera seule, luttant contre la France royale et catholique. Ceci, comme toutes les leçons de l’histoire, porte en soi un grave enseignement. L’Église de Rome a de tout temps été fatale, mortelle à la liberté des peuples ; voyez même à cette heure, les états purement catholiques ne sont-ils pas encore plus ou moins asservis, la Pologne, la Hongrie, l’Irlande, l’Espagne ? dites quel est leur sort ? Et cet abominable système d’abrutissement superstitieux et d’esclavage, le parti absolutiste et ultramontain rêve encore de nous l’imposer. N’avez-vous pas entendu à la tribune un représentant de ce parti demander une expédition de Rome à l’intérieur de la France ? N’entendez-vous pas chaque jour les nombreux journaux de ce parti répéter, selon le mot d’ordre des ennemis de la révolution et de la république, « la société menacée n’a plus de salut que dans l’antique monarchie de droit divin, soutenue par une religion d’État puissamment organisée, et au besoin défendue par une formidable armée étrangère. Écoutez les absolutistes ultramontains, que disent-ils tous les jours ? Nous aimons mieux les Cosaques que la République. »

Oui, le jésuite pour anéantir l’âme, le Cosaque pour garrotter le corps, l’inquisiteur pour appliquer la torture ou la mort aux mécréants rebelles, voilà l’idéal de ce parti qui n’a pas changé depuis quatorze siècles, tel est son désir, tel est son espoir dans sa réalité brutale. Un de nos amis, causant un jour avec un des plus fougueux champions du parti clérical, lui disait :

« — Je vous crois fort peu patriote ; cependant, avouez que vous ne verriez pas sans honte une nouvelle invasion étrangère occuper la France… votre pays, puisque, après tout, vous êtes Français ?…

» — Je ne suis pas plus Français qu’Anglais ou Allemand, — répondit l’ultramontain avec un éclat de rire sardonique, — je suis citoyen des États de l’Église ; mon souverain est à Rome, seule capitale du monde catholique ; quant à votre France, je verrais sans déplaisir les Cosaques chargés de la police en ce pays, ils n’entendent point le français, l’on ne pourrait les pervertir, comme on a malheureusement perverti notre armée. »

Voilà donc le dernier mot du parti clérical et absolutiste : appeler de tous ses vœux l’invasion des Cosaques, de même qu’il y a quatorze siècles, il appelait, par la voix des évêques, l’invasion des Franks…

Qui sait ? quelque nouveau saint Rémi rêve peut-être à cette heure, sous sa cagoule, le baptême de l’hérétique Nicolas de Russie dans la basilique de Notre-Dame de Paris, espérant dire à son tour à l’autocrate du Nord : Courbe la tête, fier Sicambre… te voici catholique, partageons-nous la France… »

Nous allons donc tâcher, chers lecteurs, de vous montrer au vrai quel a été le berceau de la monarchie de droit divin et de la terrible puissance de l’Église catholique, apostolique et romaine.

Eugène SUE
Représentant du Peuple.
18 septembre 1850.