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grosse taure poil de loup ; ou bien, l’aignelée de janvier est plus laineuse que l’aignelée de mars de l’an dernier ; ou bien encore, l’an passé, le froment était si cher, si cher, qu’un muids de blé vieux se vendaient douze à treize deniers[1] ; de ce temps-ci, le prix des bestiaux et des volailles va toujours augmentant, puisque nous payons maintenant un bœuf de travail deux sous d’or[2] ; une bonne vache laitière, un sou d’or ; un bon cheval de trait, six sous d’or… Voire encore : notre descendance ne sera-t-elle point fort aise de savoir qu’en ce temps-ci un bon porc, très en chair, vaut, en automne, douze deniers[3], ni plus ni moins qu’un maître bélier ? et que notre dernière bande d’oies grasses a été vendue cet hiver, au marché de Vannes, une livre d’argent pesant[4] ? La voilà-t-il pas bien avisée, notre descendance, quand elle saura que les journaliers que nous prenons en la moisson, nous les payons un denier par jour[5] ? Oui, voilà-t-il pas de beaux et curieux récits à lui laisser, à notre race ?

D’autre part, en sera-t-elle plus fière, quand je lui dirai : Ce qui fait ma fierté, à moi, c’est de penser qu’il n’y a point de plus fin laboureur que mon fils Jocelyn, de meilleure ménagère que sa femme Madalèn, de plus douce créature que ma petite-fille Roselyk, de plus beaux et de plus hardis garçons que mes petits-fils Kervan et Karadeuk ; celui-ci surtout, le dernier né, mon favori, un vrai démon de gentillesse et de courage… Il faut le voir, à dix-sept ans, dompter les poulains sauvages de nos prairies, plonger dans la mer comme un poisson, ne pas perdre une flèche sur dix lorsqu’il tire au vol des corbeaux de mer sur la grève pendant la tempête… et quand il vous manie le pèn-bas, notre terrible bâton breton !… voire cinq ou six soldats, armés de lances ou d’épées, auraient plus de

  1. Le muids tenait à cette époque six cent vingt-six livres. — 12 à 13 deniers valaient 28 à 30 livres de notre monnaie actuelle.
  2. Le sou d’or valait 90 livres.
  3. Douze deniers, 28 livres.
  4. Une livre d’argent pesant valait 663 livres.
  5. Un denier, 2 livres 7 sous. — Voir le beau travail du savant M. Guérard, sur la Polyptique d’Irmenon (1er vol., p. 147 et suivantes). Nous citerons souvent dans les notes cet excellent ouvrage d’une immense érudition.