de quatre-vingt-seize ans… après avoir écrit dans sa première jeunesse, sur notre légende, les dernières lignes tracées avant celles-ci.
Mon grand-père Gildas a vu mourir son fils Goridek (mon père) ; j’avais dix ans lorsque je l’ai perdu ; neuf ans après, mon aïeul est mort… Plus tard, je me suis marié ; j’ai survécu à ma femme Martha, et j’ai vu mon fils Jocelyn devenir père à son tour : il a aujourd’hui une fille et deux garçons : la fille s’appelle Roselyk ; elle a dix-huit ans ; l’aîné des garçons, Kervan, a trois ans de plus que sa sœur ; le plus jeune, Karadeuk, mon favori, a dix-sept ans.
Lorsque tu liras ceci, mon fils Jocelyn, tu diras sans doute :
« Pourquoi donc mon bisaïeul Gildas n’a-t-il écrit rien autre chose dans notre chronique que la date de la mort de son père Amaël ? Pourquoi donc mon grand-père Goridek n’a-t-il rien écrit non plus ? Pourquoi donc enfin mon père Araïm a-t-il attendu si tard… si tard… pour accomplir le vœu du bon Joel, notre ancêtre ?
À ceci, mon fils Jocelyn, je répondrai :
Ton bisaïeul Gildas avait l’horreur des écritoires et des parchemins ; de plus, ainsi que son père Amaël, il avait coutume de remettre toujours au lendemain ce qu’il pouvait se dispenser de faire le jour. Sa vie de laboureur n’était d’ailleurs ni moins paisible, ni moins laborieuse que celle de nos pères. Depuis la descendance de Scanvoch, revenu au berceau de notre famille, après qu’un grand nombre de nos générations en avaient été éloignées par les dures vicissitudes de la conquête romaine et de l’esclavage antique, ton bisaïeul Gildas disait d’habitude à mon père :
« J’aurai toujours le temps d’ajouter quelques lignes à notre légende ; et puis, il me paraît (et c’est sottise, je l’avoue,) qu’écrire : J’ai vécu, cela ressemble beaucoup à écrire : Je vais mourir… Or, moi, je suis si heureux, que je tiens à la vie ni moins ni plus que les huîtres de nos côtes tiennent à leurs rochers. »
Et voici comment, de demain en demain, ton bisaïeul Gildas est arrivé jusqu’à quatre-vingt-seize ans sans avoir augmenté d’un mot