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s’était passé durant les cinq ou six premières semaines qui suivirent la grande bataille du Rhin, et huit jours avant les terribles événements qu’il me faut, hélas mon enfant, te raconter…

Ce jour-là j’avais passé la première partie de la soirée auprès de Victoria, conférant avec elle d’une mission très-urgente pour laquelle je devais partir le soir même, et qui me pouvait retenir plusieurs jours. Victorin, quoiqu’il l’eût promis à sa mère, ne se rendit pas à cet entretien dont il savait l’objet. Je ne m’étonnai pas de son absence, je te l’ai dit, depuis quelque temps, et sans qu’il m’eût été possible de pénétrer la cause de cette bizarrerie, il évitait les occasions de se rencontrer avec moi. Victoria me dit d’une voix émue au moment où je la quittais à l’heure accoutumée :

— Les affections privées doivent se taire devant les intérêts de l’État : j’ai longuement parlé avec toi de la mission dont tu te charges, Scanvoch ; maintenant, la mère te dira ses douleurs. Ce matin encore j’ai eu un triste entretien avec mon fils ; en vain je l’ai supplié de me confier la cause du chagrin secret qui le dévore ; il m’a répondu avec un sourire navrant :

« – Autrefois, ma mère, vous me reprochiez ma légèreté, mon goût trop ardent pour les plaisirs… ces temps sont loin déjà… je vis dans la retraite et la méditation. Ma demeure, où retentissait jadis, pendant la nuit, le joyeux tumulte des chants et des festins aux flambeaux, est aujourd’hui solitaire, silencieuse et sombre… sombre comme moi-même… Nos scrupuleux soldats, édifiés de ma conversion, ne me reprochent plus, je crois, aujourd’hui d’aimer trop la joie, le vin et les maîtresses. Que faut-il de plus, ma mère ?…

» – Il me faut de plus que tu paraisses heureux comme par le passé, — lui ai-je répondu sans pouvoir retenir mes larmes ; — car tu souffres, tu souffres d’une peine que j’ignore. La conscience d’une vie sage et réfléchie, comme doit l’être celle du chef d’un grand peuple, donne au visage une expression grave, mais sereine, tandis