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Victorin, le soir de la bataille du Rhin, regagna Mayence avec sa mère, après l’avoir longuement entretenue du résultat de la journée ; il prétexta d’une grande fatigue et de sa légère blessure pour se retirer. Rentré chez lui, il se désarma, se mit au bain, puis, enveloppé d’un manteau, il se rendit chez les bohémiennes vers le milieu de la nuit.

Cette femme te sera fatale ! — avais-je dit au général… Hélas ! ma prévision devait s’accomplir. À propos de ces créatures, rappelle-toi, mon enfant, cette circonstance, que j’ai connue depuis, et tu apprécieras plus tard l’importance de ce souvenir :

« Ces bohémiennes, arrivées à Mayence la surveille du jour où Tétrik était arrivé lui-même dans cette ville, venaient de Gascogne, pays qu’il gouvernait. »

Cette révélation, et bien d’autres, amenées par la suite des temps, m’ont donné une connaissance si exacte de certains faits, que je pourrai te les raconter comme si j’en avais été spectateur. Victorin quitta donc son logis au milieu de la nuit pour aller au rendez-vous où l’attendait Kidda, la bohémienne ; il la connaissait seulement depuis la veille. Elle avait fait sur ses sens une vive impression : il était jeune, beau spirituel, généreux ; il venait de gagner le jour même une glorieuse bataille ; il savait la facilité de mœurs de ces chanteuses vagabondes, il se croyait certain de posséder l’objet de son caprice. Quels furent sa surprise, son dépit, lorsque Kidda lui dit avec un apparent mélange de fermeté, de tristesse et de passion contenue :

« – Je ne vous parlerai pas, Victorin, de ma vertu, vous ririez de la vertu d’une chanteuse bohémienne ; mais vous me croirez si je vous dis que, longtemps avant de vous voir, votre glorieux nom était venu jusqu’à moi ; votre renommée de courage et de bonté avait fait battre mon cœur, ce cœur indigne de vous, puisque je suis une pauvre créature dégradée… Voyez-vous, Victorin, — ajouta-t-elle les larmes aux yeux, — si j’étais pure, vous auriez mon amour et ma vie ; mais je suis flétrie, je ne mérite pas vos regards ;