Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 3.djvu/203

Cette page a été validée par deux contributeurs.

jeune général, autour duquel nous étions tous rangés, Douarnek s’avançant seul de quelques pas dit d’une voix grave et ferme :

– Écoute, Victorin ; chaque légion de cavalerie, chaque cohorte d’infanterie a choisi son plus ancien soldat ; ce sont les camarades qui sont là m’accompagnant ; ainsi que moi, ils t’ont vu naître, ainsi que moi, ils t’ont vu, tout enfant, dans les bras de Victoria, la mère des camps, l’auguste mère des soldats. Nous t’avons, vois-tu, Victorin, longtemps aimé pour l’amour d’elle et de toi ; tu méritais cela… Nous t’avons acclamé notre général et l’un des deux chefs de la Gaule… tu méritais cela… Nous t’avons aimé, nous vétérans, comme notre fils, en t’obéissant comme à notre père… tu as mérité cela. Puis est venu le jour, t’obéissant toujours, à toi notre général, à toi, chef de la Gaule, nous t’avons moins aimé…

– Et pourquoi m’avez-vous moins aimé ? — reprit Victorin frappé de l’air presque solennel du vieux soldat ; — oui, pourquoi m’avez-vous moins aimé ?

– Pourquoi ? Parce que nous t’avons moins estimé… tu méritais cela ; mais si tu as eu tes torts, nous avons eu les nôtres… La bataille d’aujourd’hui nous le prouve.

– Voyons, — reprit affectueusement Victorin, — voyons, mon vieux Douarnek, car je sais ton nom, puisque je sais le nom des plus braves soldats de l’armée ; voyons, mon vieux Douarnek, quels sont mes torts ? quels sont les vôtres ?

– Voici les tiens, Victorin : tu aimes trop… beaucoup trop le vin et le cotillon.

– Par toutes les maîtresses que tu as eues, par toutes les coupes que tu as vidées et que tu videras encore, vieux Douarnek, pourquoi ces paroles le soir d’une bataille gagnée ? — répondit gaiement Victorin revenant peu à peu à son naturel, que les préoccupations du combat ne tempéraient plus. — Franchement, sont-ce là des reproches que l’on se fait entre soldats ?

– Entre soldats ? non, Victorin, — reprit sévèrement Douarnek ;