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rames et se dressant pour regarder dans le sillage de notre barque, que la lueur lointaine des torches, agitées par les cavaliers qui renonçaient à nous poursuivre, éclairait encore.

Je me levai aussi, regardant du même côté ; puis, après un moment d’observation, je m’écriai :

– Haut les rames, enfants !… ne ramez plus… c’est elle… c’est Elwig !… Douarnek, donne-moi un aviron ! je vais le lui tendre… ses forces semblent épuisées !…

En parlant ainsi, j’avais agi. La prêtresse, fuyant son frère et une mort certaine, avait dû, pour nous rejoindre, nager avec une énergie extraordinaire. Elle saisit l’extrémité de la rame d’une main crispée : deux coups d’aviron firent reculer le canot jusqu’à elle, et à l’aide d’un soldat je pus recueillir Elwig à bord de notre barque.

– Bénis soient les dieux ! — m’écriai-je ; — je me serais toujours reproché ta mort !

La prêtresse ne me répondit rien, se laissa tomber sur le banc de l’un des rameurs, et, repliée sur elle-même, la figure cachée entre ses genoux, elle garda un silence farouche ; pendant que les soldats ramaient vigoureusement, je regardai au loin derrière moi : les torches des cavaliers franks n’apparaissaient plus que comme des lueurs incertaines à travers la brume de la nuit et l’humide vapeur des eaux du fleuve. Le terme de notre traversée approchait ; déjà nous apercevions les feux de notre camp sur l’autre rive. Plusieurs fois j’avais adressé la parole à Elwig, sans qu’elle m’eût répondu… Je jetai sur ses épaules et sur ses habits trempés de l’eau glacée du Rhin l’épaisse casaque de nuit d’un des soldats. En m’occupant de ce soin, je touchai l’un de ses bras, il était brûlant ; étrangère à ce qui se passait dans le bateau, elle ne sortait pas de son farouche silence. En abordant au rivage, je dis à la sœur de Néroweg :

– Demain, je te conduirai près de Victoria ; jusque-là, je t’offre l’hospitalité dans ma maison, ma femme et la sœur de ma femme te traiteront en amie.