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le fils d’Esculape. Mais te voici revenu à la raison, mon brave Taureau ; tu vas répondre à mes questions, n’est-ce pas ? Oui ?… Alors écoute-moi…

Et le maquignon, ayant tiré de sa poche des tablettes enduites de cire et un stylet pour écrire, me dit :

— Je ne te demande pas ton nom ; tu n’as plus d’autre nom que celui que je t’ai donné, en attendant qu’un nouveau propriétaire te nomme autrement ; moi, je t’ai appelé Taureau… fier nom, n’est-ce pas ? Il te convient ?… Tant mieux !…

— Pourquoi m’appelles-tu Taureau ?

— Pourquoi ai-je nommé Perce-Peau ce grand vieillard, ton voisin de tout à l’heure ? Parce que ses os lui percent la peau, tandis que toi, à part tes deux blessures, quelle forte nature tu es ! quelle poitrine ! quelle carrure ! quelles larges épaules ! quels membres vigoureux ! — Et le maquignon, en disant ces mots, se frottait les mains, me regardait avec satisfaction et convoitise, songeant déjà au prix qu’il me revendrait. — Et la taille ! elle dépasse de plus d’une palme celle des plus grands captifs que j’aie dans mon lot… Aussi, te voyant si robuste, je t’ai nommé Taureau (D). C’est sous ce nom que tu es porté sur mon inventaire… à ton numéro… et que tu seras crié à l’encan !

Je savais que les Romains vendaient leurs prisonniers aux marchands d’esclaves ; je savais que l’esclavage était horrible, puisque je trouvais juste qu’une mère tuât ses enfants plutôt que de les laisser vivre pour la captivité ; je savais que l’esclave devenait une bête de somme ; oui, je savais tout cela, et pourtant, pendant que le maquignon me parlait ainsi, je passais la main sur mon front, je me touchais, comme pour bien m’assurer que c’était moi… moi… Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak… moi, de race fière et libre, que l’on traitait comme un bœuf destiné au marché… Cette honte, cette vie d’esclave me parut si impossible à supporter, que je me rassurai, résolu de fuir à la première occasion, ou de me tuer… pour aller rejoindre les miens. Cette pensée me calma. Je n’avais