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Jésus[1] ; mais personne, avant lui, n’avait plus admirablement cherché et n’était arrivé à faire naître, à développer, à exalter chez l’homme la charité, le devoir impérieux de l’aumône ; de là ses attaques violentes, incessantes contre les riches, pour les engager et les forcer à l’aumône ; nul autre que lui n’avait tenté de relever, de réhabiliter par le repentir, ces coupables de qui les fautes sont moins imputables à leurs mauvaises passions qu’aux iniquités sociales.

Mais, nous l’avons dit, l’humanité, éternellement en progrès, a marché : l’aumône et la charité, qui étaient pour ainsi dire le côté économique de la doctrine de Jésus, et qui ont produit d’excellents résultats durant des siècles où la société se composait uniquement de maîtres et d’esclaves, de conquérante et de conquis, de seigneurs et de serfs, l’aumône et la charité ont, comme économie sociale, accompli leur temps ; elles resteront toujours profondément vénérables comme vertus privées, mais elles seraient aujourd’hui plus que jamais impuissantes à résoudre le redoutable problème de la misère. Une des conséquences de l’égalité de tous devant la souveraineté populaire est : quant à l’impôt, que celui qui possède beaucoup paye beaucoup, que celui qui possède peu paye peu ; quant à l’économie sociale, il est non moins conséquent que l’instrument de travail fût accessible à tous, afin que tous trouvent dans les fruits de leur travail, désormais constant et à l’abri de toutes les vicissitudes, indépendance, moralisation, éducation, bien-être. Lors même qu’elle ne dégrade pas celui qui la reçoit, l’aumône est stérile… aussi stérile, dirions-nous, que le serait le pillage, que des méchants ou des insensés nous accusent de prêcher : il ne s’agit pas de dépouiller ceux qui possèdent, mais de rendre, moyennant labeur, intelligence et probité, la propriété accessible, facile, fructueuse à tous ceux qui ne possèdent pas.

Permettez-moi, chers lecteurs, afin de bien vous préciser, selon moi, la différence des résultats de l’aumône et du travail, de terminer par une parabole, ainsi que l’on disait au temps de Jésus de Nazareth. Cette parabole ne sera autre chose que le récit d’un fait dont j’ai été témoin.

« Il y a quelques années de cela ; le pain était hors de prix, l’hiver rigoureux : deux bons riches, possédant des terres exactement semblables en nature, voulurent venir au secours des journaliers sans ouvrage qui habitaient la commune voisine. L’un des riches donna cinq cents francs, qui furent distribués aux journaliers qui manquaient de pain et d’ouvrage. L’autre riche, au lieu de distribuer cinq cents francs en aumône, les consacra au défrichement d’un champ inculte depuis des siècles, donna ainsi du travail, et conséquemment du pain, à bon nombre de journaliers pendant la rude saison, et mit en valeur une terre jusqu’alors stérile. L’an d’après, il concéda aux mêmes journaliers la possession du champ, la semence et l’engrais nécessaires à la culture, sans se réserver d’autre prélèvement qu’une part des produits, qui le mettait à même de rentrer dans les avances qu’il avait faites ainsi que dans le prix d’acquisition du sol, mais sans aucune stipulation d’intérêt ; les journaliers s’acquittèrent ainsi des avances reçues, et, plus tard, profitèrent de l’intégralité de leurs travaux.

» Or, de ces deux riches voulant employer cinq cents francs à donner du pain à leur prochain, lequel a le mieux réussi : celui qui a procédé par aumône ou celui qui a mis l’instrument de travail à la portée des journaliers ? La stérile aumône, bientôt absorbée sans rien produire, n’a donné que pendant quelques mois du pain à ceux qui en manquaient ; le second travail a non-seulement assuré pendant un grand nombre d’années à venir une occupation lucrative aux journaliers, premiers défricheurs de ce champ, mais augmenté par cette production infinie la richesse générale du pays. »

Un dernier mot, chers lecteurs ; permettez-moi de remercier publiquement ici ceux d’entre vous, et ils sont en grand nombre, qui m’ont fait l’honneur de m’écrire qu’ils ont voté pour moi lors de la dernière élection de Paris. La mission de représentant du peuple, jointe aux travaux incessants, indispensables à la continuation des Mystères du peuple, que vous accueillez avec une si constante bienveillance, m’impose de nouveaux devoirs ; mais je trouverai la force de suffire à ma double tâche dans vos encouragements, et dans mon dévouement inaltérable à l’opinion démocratique et sociale qui m’a honoré de sa confiance.

Paris, 6 mai 1850.
Eugène Sue.

P. S. — Pour le seul épisode de la Croix d’Argent, et en raison de la gravité du sujet, les citations évangéliques seront mises au bas des pages.

  1. Nous citerons, entre autres, ces belles paroles d’un philosophe juif vivait environ cinquante ans avant Jésus-Christ :

    « Quoi ! tu as de l’orgueil, et tu te crois au-dessus des autres hommes ? Mais ne sont-ils pas tes parents, faits et composés du même limon que toi ? Qu’as tu apporté en ce monde ? Tu es arrivé nu, tu t’en iras de même, n’ayant reçu de Dieu, à ton usage, que le temps qui s’écoule entre ta naissance et ta mort, fin de l’employer pour la société, pour la concorde, pour la justice, pour l’humanité. » (Philo, De victim, efferent ib. in med.)

    « La vie la plus longue d’un homme ne suffirait pas pour raconter les bienfaits de l’égalité ; elle est la source d’un bien qui à lui seul, mérite beaucoup de louanges : la bonne volonté et l’amitié que les hommes se portent les uns aux autres. Dans l’univers, elle produit l’ensemble ; dans les villes, la démocratie bien réglée. » Philo, De creatione principis et de cultura alegoria)