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— Une mère… un père ont seuls un pareil courage… Cependant, malgré sa soumission, notre maître fut longtemps sans lui permettre de se rapprocher de moi ; de temps à autre je l’apercevais de loin, le soir ou le matin, lorsqu’il rentrait à l’ergastule ou qu’il en sortait ; car, à ces heures, notre maître, pour me faire prendre un peu d’exercice, me sortait de ma cage, après m’avoir accouplé avec un grand chien très-méchant qui ne le quittait jamais.

— Toi, frère… ainsi traité ?…

— Oui, j’avais au cou un petit collier de fer, et une chaînette assez longue, s’ajustant au collier du chien, m’accouplait avec lui ; enfin, notre père puisa un tel courage dans l’espoir qu’on lui donnait de le laisser un jour se rapprocher de moi, qu’il accomplit parfois des travaux presque au-dessus des forces humaines. Ainsi, la première fois qu’il lui fut permis de me parler depuis notre commun esclavage, il dut cette faveur à l’achèvement d’un labour de sept mesures de terre, à la houe, commencé au lever du soleil et terminé à son déclin… tandis qu’en pleine force et santé, libre, heureux, il n’eût peut-être pas mené à fin une pareille tâche en deux jours, en travaillant rudement. Ce soir-là, notre père, brûlé par le soleil, inondé de sueur, encore haletant de fatigue, fut amené par un gardien auprès de ma cage. Pour plus de sûreté, en outre de la chaîne qu’il portait aux jambes, on lui avait mis les menottes. Le gardien ne nous quittait pas des yeux… Oh ! ma sœur… je fondis en larmes à l’aspect de notre père ; jusqu’alors je l’avais seulement aperçu de loin ; mais de près… sa tête rasée, son visage amaigri, creusé… les haillons dont il était couvert… il était méconnaissable.

— Lui, si beau ! si fier ! si joyeux ! t’en souviens-tu, Sylvest, lorsque, les jours de fêtes… et d’exercices militaires, monté sur son vaillant étalon gris de fer, à housse et à bride rouges, il courait à toutes brides dans nos prairies, tandis que notre oncle Mikaël, l’armurier, le suivait à pied, comme suspendu à la crinière du cheval ?

— Et pourtant, ma sœur, la première fois où il lui fut permis de