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— Que les dieux vous entendent, cher Diavole ! mais je ne suis pas rassuré… Ah ! si vous saviez où l’on peut mener ces brutes avec ces mots insipides : Liberté de la Gaule ! haine à l’étranger !… Or, je vous demande un peu en quoi vous nous gênez, vous autres Romains, depuis que vous nous avez conquis ?… Rendez-vous notre vin moins généreux ? nos maîtresses moins belles ? nos repas moins délicieux ? nos chevaux moins ardents ? nos vêtements moins riches ? Voyons… parce que l’on est sujet romain au lieu d’être Gaulois indépendant, comme disent ces bêtes farouches !… en dîne-t-on moins bien ?… On paye de lourds impôts, soit ; qu’est-ce que l’impôt pour nous autres seigneurs ? une parcelle de notre superflu… Mais on est gouverné par l’étranger !, comme ils disent encore… Eh bien ! où est le mal ? Au moins l’on jouit en paix de ce qui vous reste… Révoltez-vous, au contraire, qu’y gagnez-vous ? De risquer votre peau et d’être traîné en esclavage… Aussi, moi, quand je vois des Gaulois esclaves, je leur dis : Tant mieux, maîtres sots ! voilà où conduit l’amour de la liberté… Mon père n’a pas cru à cette chimère ; il a vendu ses biens, est venu s’établir dans cette riante Provence, sous la protection des Romains, et il y a vécu, et j’y vis avec délices !…

— Et, au lieu d’adorer vos sombres et barbares divinités, mon cher Norbiac, — reprit en riant Diavole, — vous adorez le gai Bacchus, aux pampres verts, le robuste Priape, le gracieux Ganymède, ou Vénus Aphrodite, la mère des amours faciles !…

— Tenez, Diavole, j’ai doublement honte d’être Gaulois, quand je songe que, pendant d’innombrables siècles, nos pères ont été assez sauvages, assez stupides, pour courber le front devant ces divinités refrognées qui leur apprenaient à mourir ! à superbement mourir ! Par Bacchus et Vénus, vos aimables dieux, ce qu’il faut apprendre, c’est à vivre, à joyeusement vivre… et pour professer et pratiquer la joyeuse vie, je m’incline devant vous, seigneurs romains, humble écolier que je suis… Car, s’ils dominent le monde par les armes, ils l’asservissent par le plaisir, — ajouta Norbiac semblant très-flatté de