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n’aura-t-il pas vu ses meilleurs amis, ses guides, ses apôtres s’envoyer tour à tour à l’échafaud, en s’accusant mutuellement de trahison ou de royalisme ? Le peuple, doutant alors et d’eux et de lui-même, en proie à une sorte de vertige, perdra les notions du juste et de l’injuste : les réformes sociales qui devaient l’affranchir matériellement, de même que les réformes politiques l’ont affranchi moralement, n’ayant pu fructifier malgré tant de germes excellents déposés dans les nombreux décrets de la Convention, il retombera sous le joug de la misère et de l’exploitation mercantile ! Enfin, que vous dirai-je… le peuple, si longtemps surexcité par l’enthousiasme des plus nobles sentiments et des plus légitimes espérances, éprouvera une prostration profonde, et peut-être subira-t-il alors docilement un joug plus affreux que celui que son sublime héroïsme brisait le 10 août !

— Et la révolution n’aura été qu’un songe ? — dit Billaud avec ironie. — La république n’aura été qu’un vain mot, et la royauté s’appesantira pour toujours sur la France ?

— Non, oh non ! la révolution n’aura pas été un songe ; elle a décapité la monarchie, anéanti pour jamais les privilèges matériels de la noblesse et du clergé ; en récupérant leurs biens, qui n’avaient d’autre source que les violences de la conquête et les captations sacerdotales, la révolution a pour jamais établi l’égalité civile et centralisé la France. Non, la révolution n’aura pas été un vain mot ; elle a renoué la tradition républicaine, qui remonte au berceau de la Gaule, et laissé dans les esprits des racines indestructibles ; mais elle n’aura pas porté tous ses fruits, et d’autres générations, au prix de leur sang et de luttes nouvelles, auront à reprendre, à poursuivre notre œuvre inachevée… En un mot, pour me résumer, souvenez-vous que si, au lieu de vous unir avec les jacobins à cette heure suprême, où il n’y a plus qu’un pas à faire pour affermir à jamais la république, vous vous liguez contre eux pour les renverser, ils vous entraîneront dans l’abîme ; et, pour notre génération du moins, la république sera perdue !

— Qu’elle périsse donc ! — s’écrie Billaud-Varenne dans l’emportement de son implacable rivalité. — Oui, périsse plutôt la république que de tomber sous le joug exécrable de la dictature d’un Robespierre !

— Dieu juste ! vous entendez ! — reprend Jean Lebrenn avec une désespérance navrante ; — oui, n’est-ce pas ? périsse plutôt la femme que j’aime d’un amour féroce, que de la voir possédée par mon