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la jeune femme pensive, en tirant du tiroir de la table où elle replace ses livres de commerce un assez grand nombre de feuillets écrits de sa main et un cahier de papier blanc qu’elle place devant elle ; puis, de plus en plus pensive, elle prend machinalement sa plume, et ajoute : — Oui, temps étrange que le nôtre ! le bien et le mal semblent se confondre dans un effrayant chaos ; heureusement, le bien l’emporte de beaucoup sur le mal.

— Que Dieu t’entende ! chère fille, — répond madame Desmarais, secouant la tête avec un air de doute ; puis, avisant Charlotte qui se met en mesure d’écrire : — Je vais te sembler bien curieuse ; mais quel est donc ce travail dont tu t’occupes assidûment depuis quelques jours après avoir terminé la tenue de livres de commerce ?

— C’est une surprise que je ménage à Jean, ma bonne mère.

— Puisse-t-il, pour lui et pour nous, en jouir bientôt de cette surprise ! Sa dernière lettre nous donne du moins l’espérance de le revoir d’un moment à l’autre. Il a écrit dernièrement de Strasbourg dans le même sens à M. Billaud-Varenne, qui, en venant nous voir avant-hier, croyait trouver ici ton mari.

— Jean n’attendait plus que l’autorisation du chirurgien pour se mettre en route, car les suites de sa blessure exigent de grandes précautions. Ah ! mère ! mère ! combien je suis glorieuse d’être sa femme ! avec quel bonheur, avec quelle fierté je vais l’embrasser !

— Tu dois, en effet, être glorieuse, mon enfant, mais cette gloire-là coûte cher ; ma crainte est que notre pauvre Jean reste toujours boiteux. Ah ! la guerre, la guerre ! — reprend madame Desmarais ; et ses yeux devenant humides, elle ajoute : — Pauvre Victoria ! quelle cruelle vie ! quelle terrible fin que la sienne !… Morte à la bataille !…

— Vaillante sœur ! elle a vécu en martyre, elle est morte en héroïne. Et quelle admirable exaltation à ses derniers moments ! Jamais, je crois, je n’ai été plus émue qu’en lisant la lettre que Jean nous écrivait de Wissembourg le lendemain du jour où Victoria expirait entre ses bras, prophétisant la république universelle.

— Telle que ton mari nous l’a rapportée, cette prophétie a en effet quelque chose de biblique ; mais, en admettant qu’elle se réalise, que de maux, que de malheurs, que d’orages encore ! Faut-il plaindre, faut-il féliciter ceux-là qui vivront après nous et seront peut-être témoins de ces grandes choses ou de ces nouvelles catastrophes ?

— Ceux-là qui nous succéderont, il faut surtout les éclairer, ma mère, afin que l’époque à laquelle nous vivons porte pour eux