Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/41

Cette page n’a pas encore été corrigée


— D’un côté, ça n’est pas mauvais, cette flamberie-là, attendu qu’il fait un froid de chien ! — dit Castillon ; — mais trop est trop, et tout à l’heure nous allons roussir… — Puis, avisant le volontaire novice Duresnel, pâle, immobile, appuyé sur son fusil qu’il serrait de ses mains convulsives, agitant ses lèvres comme s’il eût parlé quoique aucun son ne sortît de sa bouche : — Eh bien ! voisin, nous y voilà… paole d’honneur… Que diable vois-tu donc là-bas, pour écarquiller les yeux de la sorte ?… — ajoute Castillon suivant la direction du regard fixe, effaré, de Duresnel ; et, avançant la tête par-dessus l’épaule de son serre-file, Castillon, soudain devenu sérieux, ajoute en frissonnant et attirant à lui le jeune volontaire : — Allons, camarade, ne regarde plus de ce côté… tu n’as pas encore l’habitude de la chose, ça t’émouve trop.

— Mon Dieu ! — balbutie Duresnel en suivant le conseil de Castillon, et il se retourne vers lui, tenant son fusil d’une main, tandis qu’il met l’autre sur ses yeux en murmurant encore d’une voix tremblante : — Mon Dieu ! c’est horrible…

C’était en effet quelque chose d’horrible ! Un boulet, ricochant à peu de distance et en dedans du mur de pierres sèches, derrière lequel s’abritaient les volontaires serrés les uns contre les autres, avait atteint une de leurs files, tuant ceux-ci, mutilant ou blessant ceux-là… Les cadavres et les blessés gisaient pêle-mêle dans une mare de sang… Le capitaine Martin, frappé le dernier par le boulet dont la force de projection expirait, avait été renversé, mais seulement contusionné à l’épaule, au moment où, dans sa passion pour son art, il occupait son loisir à croquer sur son carnet les singuliers attelages et les charretiers de l’artillerie républicaine ; mais se relevant, après le premier étourdissement du choc, il s’empresse d’aider les soldats de sa compagnie, et parmi eux Jean Lebrenn, à conduire ou à transporter les blessés au poste des chirurgiens établi à quelque distance. Ils donnaient leurs soins à des canonniers et à quelques hussards du troisième régiment, un obus ayant aussi éclaté au milieu de leur escadron. Jean Lebrenn et l’un de ses camarades portaient à cette ambulance un volontaire dont la cuisse ne tenait plus qu’à des lambeaux de chair. Ce jeune homme de vingt-cinq ans, rentier comme Duresnel, oubliant son affreuse mutilation, tantôt criait : — Vive la république ! tantôt disait avec un accent de regret déchirant à ses camarades qui le transportaient : Vous entrerez à Landau, vous autres ! êtes-vous heureux !

Jean Lebrenn eut le cœur navré d’appréhension, lorsque, approchant