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laborieuse pauvreté. Tenez, voici un fait qui m’a touché aux larmes : Dans cette même journée du 29 juillet, je me trouvais à la défense de la barricade de la rue Saint-Joseph, je tiraillais à côté d’un jeune ouvrier en blouse, pieds nus dans de mauvais chaussons. Soudain, je le vois pâlir, chanceler ; il laisse tomber son fusil ; je le crois blessé, je cours à lui, je le soutiens. — Je ne suis pas blessé, — me répond-il d’une voix exténuée et avec une sorte de confusion, — je me bats depuis hier, et je n’ai pas mangé ; j’ai faim. — Je lui offre une pièce d’or. — C’est trop, — me répond-il, — prêtez-moi seulement vingt sous.

HÉNORY. — Et ce peuple, d’une délicatesse si touchante, inspire de lâches terreurs à une portion de cette bourgeoisie qui rêve toujours du pillage de ses biens !

MARTIN. — Mais savez-vous le sentiment qui, dans ces journées immortelles, a égalé la vaillance et la délicatesse des prolétaires ? c’est leur compassion, leur fraternité pour les vaincus. J’ai vu, sur la place des Victoires, notre brave ami Degousée, commandant une colonne de patriotes, traiter avec le général de Wal (je crois) d’une suspension d’armes pour faciliter le transport de ses blessés ; aussitôt des brancards sont improvisés ; les hommes de Degousée aident à y placer les soldats qu’ils combattaient un quart d’heure auparavant, se chargent de porter les brancards, et ce cortège, seulement escorté de trois ou quatre citoyens en blouse, traverse la foule insurgée, qui salue avec respect ces blessés, ces vaincus. J’ai vu, après la déroute de deux compagnies de la garde suisse, foudroyées, décimées par le feu d’une énorme barricade élevée rue Montorgueil, près la rue Mandar, j’ai vu les portes des maisons s’ouvrir, et les Suisses blessés recueillis dans ces demeures, des fenêtres desquelles venait de partir un feu meurtrier lors de l’attaque des barricades.

MADAME LEBRENN. — Ce qu’il y a de plus affreux dans les guerres impies provoquées par les royautés, c’est qu’elles font s’entr’égorger des hommes de même sang, de même race, des frères enfin, qui n’ont entre eux nuls motifs de haine, puisqu’ils se traitent fraternellement après la lutte.

HÉNORY. — Ces malheureux soldats, que sont-ils, après tout ? des enfants du peuple, des prolétaires en uniforme.

MARIK. — Ah ! tu avais raison, ma mère, mieux vaut entendre le récit de tant d’actes touchants ou admirables ! Je ne saurai que trop tôt les noires et basses manœuvres des partis !

En ce moment, Duresnel entre dans la chambre ; il porte en