Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/372

Cette page n’a pas encore été corrigée

attaque sur le pont suspendu, alors défendu par une pièce chargée à mitraille, et appuyée par une compagnie d’infanterie. Cette attaque était d’une audace folle et inutile. Ce pont eût-il été emporté par les assaillants, ils débouchaient sur la place de Grève, occupée par des forces considérables. En vain, je tâche de démontrer à ces fous intrépides non-seulement le danger, mais la stérilité de cette tentative ; déjà deux fois repoussés avec des pertes énormes pour les insurgés, car le plancher du pont disparaissait littéralement sous les cadavres : — Il nous faut le pont, nous l’aurons ! — me répondirent-ils dans le vertige de l’héroïsme, comme en 92 nos volontaires criaient : Landau ou la mort ! — Alors un jeune homme de vingt ans à peine s’élance ; il n’avait pas d’armes et portait au bout d’une canne un foulard rouge. — Amis ! — s’écrie-t-il, — en avant ! et si je meurs, souvenez-vous que je m’appelle Darcole. En avant !

MARIK. — C’est sublime !

MADAME LEBRENN et HÉNORY. — Ah ! sublime et intrépide jeune homme !

MARTIN. — Des milliers de traits semblables ont eu lieu pendant ces immortelles journées. Donc, Darcole s’élance, suivi d’une vingtaine de patriotes, le plus grand nombre sans autres armes que des bâtons, des sabres ; quelques-uns seulement avaient des fusils et croisaient la baïonnette ; ils couraient et trébuchaient sur les cadavres dont était jonché le pont ; ils approchent de la pièce ; ils n’en sont plus qu’à vingt-cinq ou trente pas ; elle tire…

HÉNORY. — Ah ! c’est affreux !

MARTIN. — J’avais détourné la vue en frissonnant à la vue de la fumée de la pièce. Lorsqu’elle fut dissipée, cinq ou six de ces héros étaient seuls debout. Un peloton de la compagnie de garde à la pièce les tuent à coups de baïonnette, et deux ou trois d’entre eux sont jetés dans la Seine, par-dessus la grille du pont ; ils disparaissent dans le flot rougi de leur sang !

MADAME LEBRENN, avec un pieux enthousiasme. — Vaillants martyrs de la plus sainte des causes ! Elle est impérissable, cette cause qui inspire ces dévouements héroïques !

MARIK. — Tu dis vrai, ma mère. Qu’importe le triomphe éphémère des intrigants, le sang de ces immortels martyrs de la liberté sera fécond pour l’avenir.

MARTIN. — Je suis vieux ; j’ai vu les grandes journées de la révolution ; mais jamais le peuple ne m’est apparu non-seulement plus héroïque, mais plus pénétré de sa dignité sous les haillons de sa