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comme moi, dès l’apparition des ordonnances, qu’une insurrection deviendrait inévitable.

MARIK. — Et plus que jamais, je le pense, mon père.


JEAN LEBRENN. — Eh bien donc, la guerre ! J’ai le cœur navré comme toi, ma femme, en songeant au sang qui va couler ; mais il faut choisir entre la lutte et une servitude abjecte. Ah ! mes amis, la voici bien près de s’accomplir la prédiction de ma sœur Victoria mourante, après la bataille de Wissembourg ; vous l’avez entendue : « Le 21 janvier a décapité la royauté, — disait Victoria, — elle est pour jamais déracinée du sol de la Gaule, cette souche antique de la monarchie franque, implantée par la conquête et par le meurtre ! Quelques pâles rejetons pourront surgir encore de ce tronc sans racine, de même que le chêne abattu pendant l’hiver pousse parfois quelques bourgeons au printemps ; mais la sève, la vie leur manque, et bientôt ils dessèchent et meurent. »

UNE SERVANTE, entrant. — On demande à parler à monsieur.

JEAN LEBRENN. — Ce sont les délégués de nos amis. (À la servante.) Priez ces messieurs d’entrer.

La servante introduit dans le salon trois ouvriers en costume de travail. L’un d’eux, homme jeune encore et d’une figure énergique, s’adressant à Jean Lebrenn : — Se bat-on ou ne se bat-on pas ? On dit pourtant que ça chauffe dans la rue Saint-Antoine et qu’on y commence des barricades ; la rue Saint-Denis serait donc en retard ? ce serait humiliant pour le quartier.

JEAN LEBRENN. — Mes enfants, vous m’avez demandé conseil, n’est-ce pas ?

L’OUVRIER. — Dame, oui, car au fond nous nous sommes dit d’abord : Les ordonnances, les coups d’État, qu’est-ce que ça nous fait à nous autres ? Notre misère est grande, notre salaire nous donne à peine du pain pour nous et nos enfants, notre détresse sera-t-elle plus grande après le coup d’État qu’auparavant ? Et pourtant je ne sais qui nous dit que ces Bourbons, que ces blancs, revenus avec les Cosaques, sont les ennemis du peuple, et qu’il faut saisir l’occasion pour les flanquer dehors, et après ?

LES DEUX AUTRES OUVRIERS. — Oui, et après, monsieur, Lebrenn, qu’est-ce que nous aurons gagné, nous autres, à chasser Charles X et Polignac ?

JEAN LEBRENN. — Mes enfants, voici en deux mots le vrai des choses : aujourd’hui, en 1830, le prolétaire des villes et des campagnes, en d’autres termes, l’immense majorité des citoyens produisent