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JEAN LEBRENN, gravement. — Où j’aurais souffert de longues années, sire, ainsi que tant d’autres anciens patriotes ; ainsi qu’a souffert mon père, prisonnier à la Bastille, et délivré le 14 juillet. Le peuple croyait alors que c’était fini des prisons d’État. Hélas ! il se trompait.

Napoléon, voyant l’impuissance de sa séduction sur Jean Lebrenn, redevient sérieux et le toise avec hauteur, au moment où de nouveau éclatent ces cris au dehors de l’Élysée : — À bas les Bourbons ! — Des armes ! — Aux frontières ! — Vive l’empereur !

NAPOLÉON. — Braves gens ! ils se feraient encore hacher pour moi, ceux-là ! et pourtant ils ont souffert plus que personne du poids des impôts, des nécessités de la guerre, et mes maréchaux, que j’ai comblés, que j’ai gorgés, me trahissent !

JEAN LEBRENN. — Quoi ! sire, ces cris ne vous ébranlent pas ?

NAPOLÉON. — Il est trop tard, mon rôle est fini, mon cher ; j’irai en Amérique me faire planteur et philosopher sur le néant des choses humaines ; j’écrirai mes campagnes, comme César !

JEAN LEBRENN. — Et la France, sire ?

NAPOLÉON. — Vous autres Français [1], vous êtes un peuple ingouvernable ; vos Bourbons seront peut-être plus heureux que moi, mais j’en doute.

JEAN LEBRENN. — Ne songez donc plus, sire, à gouverner la France, ingouvernable, selon vous. Mettez seulement votre épée à son service ; redevenez le général Bonaparte, comme aux beaux jours d’Arcole et de Lodi, et…

NAPOLÉON, avec un accent emphatique. — Monsieur, lorsque l’on a été empereur des Français, l’on ne peut déroger. Tomber frappé de la foudre n’est pas être abaissé.

UN AIDE DE CAMP, venant rejoindre Napoléon. — Sire, le colonel Gourgaud attend les ordres de Votre Majesté.

NAPOLÉON. — Les voitures sont-elles attelées ?

L’AIDE DE CAMP. — Oui, sire.

NAPOLÉON. — Qu’il monte dans la voiture à six chevaux et sorte par la grande porte de l’Élysée, afin d’attirer l’attention de la foule qui entoure le palais. Je monterai, moi, dans la voiture à deux chevaux, et sortirai par la porte des écuries [2]. (L’aide de camp fait un mouvement pour s’éloigner.) Écoutez, j’ai un autre ordre à vous donner.


  1. Historique.
  2. Ce fut ainsi que Napoléon quitta l’Élysée.