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choisi cette enseigne comme un pieux hommage rendu à l’antique nationalité gauloise. Charlotte Lebrenn, alors âgée d’environ quarante-trois ans, est assise à son comptoir ; elle s’entretient avec l’une de ses voisines à qui elle mesure de la toile.

LA VOISINE. — Oui, ma pauvre madame Lebrenn, on dit que les Prussiens de ce scélérat de Blücher sont à Senlis ! Mais j’en reviens là : Qu’est-ce que fait donc l’empereur ? Tout le monde se demande dans le quartier : Pourquoi l’empereur ne se met-il pas à la tête de l’armée réunie sous les murs de Paris ? Pourquoi ne prend-il pas sa revanche de Waterloo ? Les fédérés de notre faubourg sont comme des déchaînés, ils demandent des armes, ils chantent la Marseillaise et la Carmagnole à donner la chair de poule. On dit qu’il y a depuis deux jours une foule énorme aux alentours de l’Élysée, qui crie : À la frontière ! à la frontière ! vive l’empereur ! Il les entend crier et il ne bouge pas plus qu’un terme, lui qui l’aimait tant, pour ne pas dire trop, la guerre.

MADAME LEBRENN, achevant d’auner sa toile. — Oui, quand la guerre profitait à son ambition !

LA VOISINE. — Avouez que vous ne l’avez jamais aimé l’empereur ?

MADAME LEBRENN. — Non, jamais ! Je suis en cela comme toutes les mères. L’an passé, mon fils a été requis pour la conscription.

LA VOISINE. — Dame ! que voulez-vous ?

MADAME LEBRENN. — J’ai vu partir mon fils avec douleur, parce qu’il allait se battre pour l’ambition d’un seul homme, je l’aurais vu partir avec orgueil s’il était allé combattre pour la patrie, comme a fait mon mari aux jours de la grande république.

LA VOISINE. — Oh ! pour ce qui est de cela, vous êtes connue dans le quartier pour être aussi républicaine que votre mari, et lui et vous n’en êtes pas moins estimés pour cela, au moins.

MADAME LEBRENN, souriant et faisant un paquet de la toile. — Je le crois bien, car, voyez-vous, voisine, l’opinion républicaine est presque toujours un brevet d’honnêteté. Voici votre toile…

LA VOISINE. — Combien est-ce ?

MADAME LEBRENN. — Douze francs dix sous.


Pendant que la voisine acquitte le prix de son achat, entre dans la boutique Marik Lebrenn, fils de Charlotte, âgé de vingt ans à peine. Réquisitionné en 1813, il a déjà fait les campagnes d’Allemagne et de France en 1814 ; il aide son père et sa mère dans leur commerce. La voisine ayant quitté le magasin, Charlotte dit à son fils : — Eh bien, quelle nouvelle de ton grand-père ?