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mêlée, les hommes foulés et étouffés se débattaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s’attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitié comme des ennemis. Dans cet épouvantable fracas d’un ouragan furieux de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des boulets, des explosions des obus, de vociférations, de gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n’entendait plus les plaintes des victimes qu’elle engloutissait ». . . .

« La plaine assez grande, qui se trouve devant Vésélovo (dit le général Vaudoncourt dans ses Mémoires) offre un spectacle dont l’horreur est difficile à peindre. Elle est couverte de voitures et de fourgons ; la plupart renversés les uns sur les autres et brisés. Elle est jonchée de cadavres d’individus non militaires, parmi lesquels on ne voit que trop de femmes et d’enfants, traînés à la suite de l’armée jusqu’à Moscou, ou fuyant cette ville pour suivre leurs compatriotes, et que la mort avait frappés de différentes manières. Le sort de ces malheureux, au milieu de la mêlée des deux armées, fut d’être écrasés sous les roues des voitures ou sous les pieds des chevaux, frappés par les boulets ou par les balles des deux partis, noyés en voulant passer les ponts avec les troupes, ou dépouillés par les soldats ennemis, et jetés sur la neige, où le froid termina bientôt leurs souffrances. »

« Quel gémissement Bonaparte a-t-il pour une pareille catastrophe, pour cet événement de douleur, pour des désastres qui surpassent ceux de l’armée de Cambyse ? Quel cri est arraché à son âme ? Rien, sinon ces quatre mots du bulletin, où il rend compte de la marche de l’armée :

» PENDANT LA JOURNÉE DU 26 AU 27, L’ARMÉE PASSA.

» Vous venez de voir comment elle passa l’armée !!! Napoléon ne fut pas même attendri par le spectacle de ces femmes élevant dans leurs bras leurs nourrissons au-dessus des eaux… [1]

» À Malodeczno, le 3 décembre, se trouvèrent toutes les estafettes arrêtées depuis trois semaines. Ce fut là que Napoléon médita d’abandonner le drapeau. — Puis-je rester à la tête d’une déroute ? disait-il. À Smorgoni, le roi de Naples et le prince Eugène le pressèrent de retourner en France. Le duc d’Istrie porta la parole ; dès les premiers mots, Napoléon entra en fureur ; il s’écria : il n’y a que mon plus mortel ennemi qui puisse me proposer de

  1. CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe, tome IX, p. 77.