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cruautés ! voilà donc la civilisation que nous apportons en Russie ! Aux incroyables dires de Bonaparte, il faisait un geste de colère et d’incrédulité, et se retirait. L’empereur, que la moindre contradiction mettait en fureur, souffrait les rudesses de Caulaincourt [1].

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» Presque au même moment, Bonaparte recevait une lettre du maréchal Ney. Cette lettre lui faisait part « que les meilleurs soldats se demandaient pourquoi c’était à eux seuls à combattre pour assurer la fuite des autres ; pourquoi l’aigle ne protégeait plus et tuait ; pourquoi il fallait succomber par bataillon, puisqu’il n’y avait plus qu’à fuir ? »

» Quand l’aide de camp de Ney voulut entrer dans des particularités affligeantes, Bonaparte l’interrompit : — Colonel, je ne vous demande pas ces détails. — Cette expédition de Russie était une véritable extravagance, que toutes les autorités civiles et militaires de l’empire avaient blâmée ; les triomphes et les malheurs que rappelait la route de retraite aigrissaient ou décourageaient les soldats. Sur ce chemin monté et descendu, Napoléon pouvait trouver aussi l’image des deux parts de sa vie [2]. »

Les débris de l’armée française arrivent, après des fatigues inouïes, devant le fleuve glacé de la Bérésina : ce n’est plus, hélas ! une retraite, une déroute, c’est une hécatombe offerte à l’épouvantable dieu des batailles.

« Le dévouement des pontonniers, dirigés par d’Éblé (dit Chambray) vivra autant que le souvenir du passage de la Bérésina. Quoique affaiblis par les maux qu’ils enduraient depuis si longtemps, quoique privés d’aliments, on les vit, bravant le froid qui était devenu très-rigoureux, se mettre dans l’eau quelquefois jusqu’à la poitrine : c’était courir à une mort presque certaine ; mais l’armée les regardait, ils se sacrifièrent pour son salut. ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Le désordre régnait chez les Français (dit à son tour M. de Ségur), et les matériaux avaient manqué aux deux ponts ; deux fois, dans la nuit du 26 au 27, celui des voitures s’était rompu, et le passage en avait été retardé de sept heures ; il se brise une troisième fois, le 27, vers quatre heures du soir. D’un autre côté, les traîneurs dispersés dans les bois et dans les villages environnants n’avaient pas profité de la première nuit, et le 27, quand le jour avait reparu, tous s’étaient présentés à la fois pour passer les ponts. Ce

  1. CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe, tome IX, p. 64.
  2. CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe, tome IX, p. 70.