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à son profit, et que le coup d’État prémédité n’a d’autre fin que d’élever ce mystérieux drôle à l’éminente dignité de grand électeur, avec un appointement de six millions.

HUBERT. — Qu’est-ce qu’un grand électeur ?

FOUCHÉ. — C’est le summum, le faîte, le couronnement de la constitution pyramidale que ce niais, non moins pyramidal, a machinée sous figure de triangle [1], et pour l’adoption de laquelle il mettrait la France, l’Europe, le monde à feu et à sang. Et il s’imagine bonnement que Bonaparte travaille à son élévation, à lui, Sieyès ! Bonaparte ? le Machiavel corse, dont personne, sauf nous deux Talleyrand, par affinité probablement, ne soupçonne la profonde astuce, la gigantesque ambition, le despotisme inflexible et la noire ingratitude, précieuses qualités qui m’attachent à lui, qualités que les niais appellent vices !… Il y a tout à gagner à s’attacher à la fortune des vicieux !! Ils ont tant de chance !!!

HUBERT. — Et si cette chance tourne ?

FOUCHÉ. — On aide à la chance, on les trahit. Voyez-vous, mon cher, règle générale, tant qu’un homme est dans la prospérité, il faut lui tenir le pot de chambre, mais le lui vider religieusement sur la tête le jour de l’infortune : cela rétablit l’équilibre de notre dignité. (Voyant s’approcher l’avocat Desmarais.) Eh ! bonjour donc, citoyen Brutus Desmarais ! Salut à l’ami de Marat ! Honneur à l’illustre régicide ! Respect à l’enragé thermidorien. Nous voici donc à conspirer de nouveau ensemble ? Quelle paire de doubles coquins nous faisons, hein, citoyen Desmarais ? Et encore, non ! (Riant.) Je te dépasse de la hauteur de toutes les têtes que j’ai fait couper à Lyon, en ma qualité de terroriste pratique ! Comme c’est drôle, dis donc ! Quand on pense que ces féroces imbéciles, tels que Carrier, Hébert, Fouquier-Tainville et autres qui n’ont, certes, pas fait pis que moi, sont allés voir à travers le vasistas de la machine à Guillotin ce qu’il y a de l’autre côté de cette vie-ci ? tandis que nous voici tous deux debout, dispos, gaillards, et narguant les morts en vrais lurons ! Donc, tope là, mon compère, nous nous valons ; je suis plus scélérat que toi, argent comptant… mais tu es diantrement plus lâche que moi.


DESMARAIS. — Mauvais plaisant !

FOUCHÉ. — Ta, ta, ta, je te dis, moi, qu’il n’y a pas sous la calotte des cieux (je dis cela en ma qualité de ci-devant calottin) de couard plus couard que toi, de traître plus traître que toi ; je gage que tu

  1. Voir le plan figuratif de la constitution élaborée par Sieyès.