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mon avocat de beau-frère est doué d’une telle souplesse d’esprit, l’espoir de sauver sa tête lui donne de si prodigieuses ressources d’imagination qu’il est encore parvenu à échapper à ce danger. En vendémiaire, lorsque les royalistes ont levé leur drapeau dans Paris, à la tête d’une véritable armée de quarante mille hommes, Desmarais crut à leur victoire ; mais son vote régicide l’empêchant de se joindre à eux, il ne douta pas de sa perte, dans le cas où la royauté serait rétablie. Que vous dirai-je ? traînant ainsi sa misérable vie d’angoisses en angoisses, de lâchetés en lâchetés, seul, sans famille, sans amis, se défiant de chacun, il a traversé dans une continuelle agonie les différentes crises de ces années si orageuses ; et à cette heure où la question se pose entre les derniers républicains et les partisans de la dictature du général Bonaparte, mon beau-frère est livré aux mêmes perplexités.

LEBRENN. — Quelle épouvantable existence que la sienne ! Mais comment, après tant d’angoisses, n’a-t-il pas renoncé, ne renonce-t-il pas enfin à la vie politique ? Ma femme et sa mère, bonnes et généreuses, eussent oublié le mal qu’il leur a fait ; et s’il fût revenu à elles, il aurait trouvé le repos à notre foyer, après tant d’agitations et de chagrins.

HUBERT. — Vous oubliez que si votre beau-père est le plus lâche des hommes, il est aussi, pour son juste châtiment, le plus loquace et le plus vaniteux des avocats ; or, sa position de représentant du peuple à la Convention ou de député au conseil des Anciens flatte énormément son orgueil et lui offre journellement l’occasion de lâcher bride à sa faconde oratoire. Voilà pourquoi et voilà comment, constamment ballotté entre sa vanité qui le pousse à travers les hasards de la vie politique, si orageuse de notre temps, et sa couardise qui lui fait craindre chaque jour de recevoir enfin le prix de ses apostasies, la vie de ce misérable est et sera toujours un enfer.

UN DOMESTIQUE, annonçant. — M. Desmarais !

L’avocat, à peine entré dans le salon, s’arrête aussi surpris que contrarié de la présence inattendue de son gendre ; il reste un moment interdit et muet. M. Hubert lui dit d’un ton sardonique : — Quoi ! beau-frère ! c’est ainsi qu’après une séparation de quelques années, vous accueillez votre gendre ?

DESMARAIS, reprenant son assurance. — M. Lebrenn doit savoir qu’un abîme sépare les honnêtes gens des jacobins de 93, des septembriseurs, des…

LEBRENN. — Citoyen Desmarais, nous nous connaissons de longue