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MARTIN. — Pourquoi cela ?

LEBRENN. — Il me serait impossible, en ce pays, de donner à mon fils une éducation convenable ; aussi, dans un an ou deux, et même peut-être avant, nous reviendrons nous établir à Paris, où nous continuerons d’ailleurs notre commerce de toiles de Bretagne.

MARTIN. — Vivat ! Puisse ce projet se réaliser le plus tôt possible, mon ami ; nous n’en serons plus réduits aux consolations de la correspondance. Dites-moi, vous logez ici, c’est convenu.

LEBRENN. — Vous m’avez fait cette offre cordiale, mais…

MARTIN. — Qu’est-ce à dire, mais ?…

LEBRENN. — Mon ami, je crains de…

MARTIN. — De m’importuner probablement ? Osez donc achever ce blasphème à notre vieille amitié ! Ah ! mon ami, sérieusement, y pensez-vous ? nous séparer en ces graves et tristes circonstances où nous sommes, et qui, seules, motivent votre voyage à Paris !

LEBRENN. — Il est vrai, vos dernières lettres m’ont profondément inquiété ; j’ai voulu juger par moi-même de l’état des choses, sachant d’ailleurs les dangers auxquels pouvait vous exposer votre patriotisme ! Hélas ! mon ami, la verrons-nous donc s’accomplir cette funeste prophétie de Robespierre : « La représentation nationale, avilie, tombera sous le despotisme militaire ! »

MARTIN. — Ah ! s’il en devait être ainsi, cette étonnante prédiction aurait prouvé une fois de plus la rare intuition politique de l’immortel martyr de thermidor ; mais la position, quoique très-critique, n’est pas encore désespérée ; nous formons au conseil des Cinq-Cents une imposante majorité républicaine, nous sauverons la liberté, ou nous périrons !

LEBRENN. — Je ne doute pas de votre énergie, de celle de vos amis ; mais la république, depuis si longtemps privée de l’élément populaire, sa vie, son âme, sa force, est à cette heure énervée, agonisante, comme un corps dont la vitalité expire.

MARTIN. — Croyez-moi, mon ami, rien n’est désespéré, je vous le répète, cependant, je ne vous le cache pas, ce qui nous manque au conseil des Cinq-Cents, ce ne sont pas les hommes de foi et de résolution, nous le sommes presque tous ; ce qui nous manque, ce sont ces grands citoyens, ces chefs de parti qui consacrent un principe aux yeux de l’opinion publique, et la lui rallient. Ah ! si nous comptions parmi nous, je ne dirai pas même un Danton, un Robespierre, mais seulement un Vergniaud, un Camille Desmoulins !