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Oui, c’est un fait navrant : le peuple, las, déçu, découragé, désarmé, défaillant, exclu de la vie politique, n’appela pas, mais subit dans une sombre inertie la dictature militaire ! Ceux qui furent les odieux complices de cette dictature et l’appelèrent ardemment de leurs vœux, ce furent les sceptiques, les peureux, les corrompus, les oisifs, les exploiteurs, les jouisseurs. L’instinct de leur égoïsme et de leur perversité leur disait que la tyrannie ne peut s’appuyer que sur la force et sur la dépravation des mœurs publiques, sur la satisfaction des appétits grossiers, sur le libre essor de tous les vices, et cela, parce que la dépravation énerve les caractères, avilit les âmes ; or, le tyran, à la condition suprême que l’on ne dispute jamais son autorité absolue, aime à laisser son peuple, abâtardi, dégénéré, s’ébattre en paix et en joie dans la fange des honteux plaisirs, poursuivre avec frénésie le lucre immoral des spéculations hasardeuses ; voilà pourquoi une fraction de la bourgeoisie propageait de Paris à la province les idées de dictature dès avant le coup d’État de brumaire, y accoutumait ainsi l’esprit public, témoin cette lettre lue au conseil des Cinq-Cents, le 9 pluviose an VI (28 janvier 1798), par un représentant républicain, signalant le danger des menées bonapartistes.

« Châlons, le 28 nivose an VI

» Citoyens directeurs,

» Je ne dois pas vous taire que le représentant du peuple Dujardin, du conseil des Cinq-Cents, est arrivé à Châlons, son pays natal, depuis quatre ou cinq jours ; qu’ayant aussitôt été visité par plusieurs citoyens de la commune, il leur a donné pour nouvelle qu’actuellement la faction la plus puissante qui existât dans la république était une faction qui avait dessein de réduire la représentation nationale à cent membres qui formeraient un seul conseil sous le nom de sénat français, à la tête duquel il n’y aurait qu’un SEUL chef. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Pourquoi a-t-on fait le 18 fructidor ? On vous fait accroire que c’est pour le salut de la république, on vous trompe. Le but secret des meneurs est de réduire le Corps législatif à la nullité, et de mettre un chef ou UN DICTATEUR à la place du Directoire, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à un gouvernement définitif. Pour accréditer ces bruits, on y mêle les noms de certains ministres et du général BONAPARTE. »

Ce fut ainsi que peu à peu Lucien Bonaparte, Fouché, Sieyès, firent constamment mêler le nom de Bonaparte aux discussions sur la nécessité d’une dictature, soulevées par les journaux dont ils disposaient.