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de cette forfaiture ni à Moreau, dont il connaissait l’indécision habituelle, ni à Jourdan, ni à Bernadotte, qu’il croyait trop fermement attachés à la république pour la trahir, Sieyès jeta les yeux sur Bonaparte, alors commandant en chef de l’armée d’Orient et fit secrètement part de ces projets à Lucien Bonaparte ; celui-ci, depuis longtemps, tenait son frère au courant de toutes les intrigues politiques, il lui fit part des vues de Sieyès, et croyant le moment favorable pour tenter quelque coup de fortune, il engagea Bonaparte à abandonner l’armée d’Égypte (abandon qui, au point de vue militaire méritait la mort) et à revenir soudain en France. L’un des hommes les plus médiocres de ces temps, mais effroyablement doué du génie de la trahison et de la scélératesse, Fouché, ministre de la police, servait merveilleusement les vues de Sieyès et de Lucien Bonaparte, en faisant proclamer par ses agents les rumeurs les plus alarmantes : ainsi, selon eux, le réveil de l’esprit républicain était transformé en aspirations au règne de la terreur ; de misérables stipendiés, prenant le titre d’anciens sans-culottes, tenaient dans les lieux publics des propos atroces, annonçaient la prochaine permanence de la guillotine, prédisaient le massacre des riches, des bourgeois, et le pillage de leurs biens. Ces bruits, plus absurdes encore que terribles, trouvant cependant créance chez les sots et chez les trembleurs, finirent par réagir sur l’opinion publique. Ceux qui, naguère effrayés des audacieuses tendances des royalistes avaient senti la nécessité de l’affermissement du gouvernement républicain, éprouvaient une crainte insensée du retour de la terreur, et de nouveau inclinèrent à une réaction contre-révolutionnaire, seule capable de sauvegarder leur vie et leurs biens, qu’ils croyaient menacés. Exploitant ces stupides frayeurs, les affidés de Lucien Bonaparte, de Sieyès et de Fouché, répandus dans le monde politique et dans les salons, allaient partout répétant que le gouvernement et la constitution actuels devenaient impraticables, impossibles ; que la France ne pourrait être préservée de l’anarchie et d’une dissolution prochaine que par un pouvoir assez fort pour dompter à la fois les terroristes et les royalistes ; en un mot, que la dictature d’un homme de guerre pouvait seule sauver le pays. Ces affirmations, aussi mensongères qu’effrontées, insultaient à l’histoire et à la dignité de la France. Le croirait-on ? les complices du futur dictateur avaient l’incroyable impudence de te signaler à l’Europe, ô France ! comme une nation incapable de se gouverner elle-même, et réduite à implorer pour son salut la main de fer du despotisme ! Calomnie infâme ! ignoble jonglerie ! quoi !