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Moi, Jean Lebrenn, j’ai achevé d’écrire la légende du Sabre d’honneur, aujourd’hui 23 germinal an III de la république (1794), huit mois environ après les événements de thermidor. Je suis resté caché pendant plusieurs semaines dans le refuge que j’ai dû à la généreuse amitié de Billaud-Varenne, ainsi qu’une carte de circulation sous un autre nom que le mien, à l’aide de laquelle, quittant Paris la nuit, j’ai pu gagner le Havre, où je me suis embarqué pour Vannes, sur un bâtiment caboteur ; j’avais choisi Vannes pour lieu de résidence, non-seulement parce que j’étais inconnu dans cette localité reculée, mais parce qu’elle se trouve voisine du berceau de notre famille, vers lequel, après tant d’agitations, tant de cruelles déceptions politiques, je me sentais irrésistiblement attiré. Au bout d’un mois de séjour à Vannes, certain que je pouvais y demeurer sans danger, j’engageai ma femme et sa mère à venir me rejoindre en Bretagne avec notre fils Marius, né le 7 vendémaire an III. J’eus bientôt le bonheur d’être réuni à ma famille ; elle apportait avec elle le trésor de nos légendes domestiques, heureusement soustraites aux perquisitions de thermidor, sollicitées par le jésuite Morlet. Ma blessure, reçue à la bataille de Wissembourg, s’étant rouverte, je devins pendant longtemps presque impotent ; je dus renoncer à mon état de serrurier. Madame Desmarais, pouvant disposer de quelques fonds, Charlotte désira qu’ils fussent employés à établir à Vannes un magasin de toile et de lingerie. Cette industrie offrait à ma femme et à ma belle-mère une occupation en rapport avec leurs goûts et leurs aptitudes, je pouvais, de mon côté, quoique impotent, me rendre en carriole dans les foires et dans les campagnes, où j’achetais la toile dont nous tenons boutique. Tout me fait espérer que mon nom obscur aura été oublié au milieu des événements nés de la réaction thermidorienne. Peu de temps après l’arrivée de ma bien-aimée femme ici, nous sommes allés faire un pieux pèlerinage aux pierres sacrées de Karnak ; nous les avons trouvées telles qu’elles étaient depuis tant de siècles, lorsque, il y a dix-huit cents ans et plus, elles virent le sacrifice de notre aïeule Hêna, la vierge de l’île de Sèn, offrant en holocauste son sang à Hésus, pour le salut de la Gaule, envahie par Jules-César. Ce pieux pèlerinage, tu l’entreprendras lorsque tu auras atteint l’âge de raison, mon enfant, toi, MARIUS LEBRENN, à qui je lègue cette légende et le Sabre d’honneur, que je joins aux reliques de notre famille ; tu les transmettras à tes descendants, de même que nos pères me les ont léguées.


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