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avec le mâle visage de Castillon, crânement coiffé de son bonnet de police d’où s’échappaient ses cheveux taillés en oreilles de chien, et qui se confondaient avec ses épais favoris et ses longues moustaches rousses. L’aubergiste, quoiqu’il appartînt à notre Alsace, parlait un patois allemand inintelligible et n’entendait pas un mot de français ; Castillon, son interlocuteur, lui montrant du geste un jeune volontaire habillé tout battant neuf, soigneusement peigné, rasé, enfin tiré, comme on dit, à quatre épingles, s’écriait :

— Le citoyen demande une vingtaine de bouteilles de vin de la Moselle, en les payant, bien entendu. C’est pourtant assez clair, ce que je te dis là… sauvage !!!

Ce à quoi l’aubergiste, multipliant ses gestes de détresse, répondait dans un patois des moins harmonieux.

— Quel affreux charabia ! — dit Castillon, et il ajoute avec un accent de commisération sincère : — Après ça, camarades, il ne faut pas trop lui en vouloir, à cet homme… C’est pas sa faute ! il aura, dès son bas âge, appris à parler ainsi ; ce sont les parents qui sont fautifs d’inculquer à des innocents un pareil baragouin ! — Puis, animé par l’impatience et prenant l’accent allemand, Castillon s’écrie, dans l’espoir d’être enfin compris : — Mais, tonnerre de Dieu ! nous foutir tu phin ! nous temantir du phin à doi ! — Mais l’aubergiste ayant, pour toute réponse, essuyé de son bonnet de coton la sueur dont ruisselle son visage, en poussant un nouveau gémissement de détresse, Castillon reprend :

— Quelle brute !… il n’entend pas même l’alsacien ! sa propre langue, sa langue maternelle !…

L’exorbitante prétention de Castillon à s’exprimer en alsacien excite l’hilarité des volontaires témoins de cette scène ; le capitaine Martin, recourant à un moyen fort simple pour clore ce débat trop prolongé, dessine en deux coups de crayon sur son carnet un verre et une bouteille, montre à l’aubergiste cette image, ainsi qu’un assignat qu’il tire de sa poche. L’Alsacien exclame un soupir d’allégement,