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ment… Je comprends tout : cédant à la générosité de ton cœur, voulant t’opposer à ce que la justice populaire suivît son cours, tu avais payé de ta vie cette tentative !… Telle a été ma première pensée ; je suis restée pendant un moment saisie de stupeur : mon esprit s’est troublé, j’ai cru que j’allais devenir folle, puis j’ai couru jusqu’à notre porte. « — Mon frère ! mon frère ! me suis-je écriée. — D’où vient votre inquiétude, mademoiselle ? m’a répondu le portier. M. Jean est rentré ici depuis deux heures. — Mon cœur a bondi ; mais je n’ai été complètement rassurée qu’après t’avoir vu !

Je racontai à ma sœur la cause de l’erreur de notre voisin, et qu’en effet j’avais failli payer de ma vie mon intervention en faveur des prisonniers ; mais que je devais mon salut à des habitants du quartier. Je confiai ensuite à Victoria les alarmes que m’avait causées son absence prolongée ; car, instruit de la haine dont la poursuivait le jésuite Morlet, je supposais qu’il s’était peut-être trouvé aux prisons lors du massacre.

— Il est vrai, — me répondit ma sœur en m’interrompant, — le jésuite a paru un instant à la prison de l’Abbaye avec Lehiron et quelques-uns de ses brigands. Ils ont souillé cette grande journée par un forfait horrible ; puis, voyant fusiller deux des leurs qui vidaient les poches d’un prisonnier mis à mort, ces assassins, ces pillards ont pris la fuite… Ils ont vu que là n’était pas leur place, car à l’Abbaye on ne pillait pas, l’on n’assassinait pas, on jugeait, on condamnait les coupables… et l’on mettait les innocents en liberté… avec une joie sublime ! Ah ! de quelles scènes touchantes j’ai été témoin en ce jour de grandes représailles !

— Ma sœur, — me suis-je écrié, frissonnant des paroles que j’entendais, — je t’en conjure, au nom du bonheur que nous venons de ressentir en nous retrouvant sains et saufs après avoir tremblé l’un pour l’autre ; je t’en conjure, pas un mot de plus sur cette journée. Quelles que soient nos convictions à ce sujet, promettons-nous de les garder au fond de notre âme ; oui, je t’en adjure, au nom de notre