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de Mailhe, qui venait, disait-il, de reconnaître des aristocrates déguisés parmi les scélérats qui voulaient exciter le peuple au massacre des vaincus… Mais l’énergie des sans-culottes a préservé la vie des Suisses ; c’est aux cris réitérés de : — Vive la nation ! — qu’ils les ramènent bras dessus, bras dessous ; les soldats, encore pâles et tremblants du danger qu’ils ont couru… les patriotes, radieux de leur généreuse action ! Ah ! sur ces mâles et rudes figures de prolétaires, coiffés du bonnet rouge symbolique, quelle expression divine de fraternité, quel noble oubli des haines, des dangers du combat ! Ces Suisses qu’ils venaient d’arracher à la mort, ils les avaient naguère combattus avec acharnement ; plusieurs de ces patriotes, le bras en écharpe, ou la chemise ensanglantée, avaient été blessés par ceux-là qu’ils ramenaient en amis ! qu’ils serraient contre leur poitrine dans des transports d’exaltation sublime… dernier terme de l’héroïsme des grands mouvements populaires !

Ah ! fils de Joël, mes yeux se mouillent encore à ce souvenir ! Que d’épisodes attendrissants, admirables dans ce pêle-mêle, de reconnaissance et de générosité !! J’ai vu un vieux sergent suisse, à moustaches blanches, blessé à la cuisse et incapable de marcher, s’avancer soutenu par un homme dans la force de l’âge et par un adolescent : celui-ci contemplait avec un respect filial le vétéran, dont la figure ruisselait de douces larmes, et qui enlaçait de ses bras les épaules de ses deux sauveurs ! J’ai vu un patriote approcher sa gourde des lèvres d’un jeune soldat prêt à défaillir, et dont il soulevait la tête inerte, car les plus braves défaillent devant cette mort hideuse et sans défense : l’égorgement ! la mutilation !… J’ai vu un fifre de la garde suisse, pauvre enfant de dix ans à peine, paternellement porté dans les bras nus d’un artisan à cheveux gris. Il souriait à l’enfant, afin de le rassurer… Ce patriote, à carrure d’Hercule, était forgeron sans doute, car un tablier de cuir ceignait ses reins, et la bretelle de son mousquet, noirci par la poudre, le soutenait sur sa robuste épaule.