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juste et trop équitable pour vouloir punir une ville qui lui est très-fidèle et très-soumise, et traiter les habitants comme des rebelles ; car le dernier désordre qui est arrivé ici ne peut être regardé comme une sédition, puisqu’il ne s’agissait d’aucun ordre ni d’aucun intérêt du roi. Ce n’a été qu’une simple émotion populaire, causée par des gueux et des mendiants, sans armes que des bâtons, et qui ne se sont portés à l’extrémité de piller la maison, que pour venger la mort des femmes et des enfants, que des soldats ivres, qui étaient dans la maison, avaient tués sans raison.

» Louis, évêque du Mans. »...............................

Que pourrions-nous ajouter à cela ?

Maintenant, chers lecteurs, vous connaissez, preuves en main, les mœurs de la soldatesque du grand roi. Aussi, songez aux effroyables excès qu’elle dut commettre, lorsque cette soldatesque fut déchaînée à discrétion sur les provinces révoltées, afin d’étouffer la rébellion dans le sang ! ! ! Car cette formidable insurrection des deux tiers de la France échoua par le manque de concert, par l’éparpillement des forces des insurgés, par la diversité des tendances des chefs du mouvement, paysans, bourgeois ou parlementaires ; mais ce mouvement avorta surtout par suite de la confiance des populations dans les formelles et mensongères promesses des gouverneurs au sujet de l’abolition des nouveaux impôts. Ces promesses, désarmant la majorité des peuples rebelles, les livrèrent sans défense et à l’improviste à d’horribles vengeances. Nous rappellerons à ce sujet (en ce qui touche la Bretagne), quelques lignes de la correspondance de madame de Sévigné. Cette grande dame de tant d’esprit, malgré le déplorable égoïsme dont sont empreintes plusieurs de ses lettres, redevient Bretonne, pour ainsi dire, malgré elle, lorsqu’il s’agit des maux affreux dont gémit son pays natal, et dont elle est témoin.



Madame de Sévigné à Madame de Grignan.

Paris, mercredi 31 juillet 1675................................

«… Je vous ai mandée, ma très-chère, comme nos folies de Bretagne m’arrêtaient pour quelques jours. M. de Forbin doit partir avec six mille hommes pour punir notre Bretagne, c’est-à-dire la ruiner. »

À Monsieur de Grignan.

Paris, 31 juillet 1675................................

«… On est ici dans des craintes continuelles : cependant nos six mille hommes sont partis pour abîmer notre Bretagne. Ce sont des Provençaux qui ont cette commission. »

À Madame de Grignan.

À la Silleraye, 24 septembre 1675................................

« … Nos pauvres Bas-Bretons, à ce qu’on nous vient d’apprendre, s’attroupent quarante, cinquante par les champs ; et, dès qu’ils voient les soldats, ils se jettent à genoux et disent meâ culpâ. On ne laisse pas de pendre ces pauvres gens. Ils demandent à boire et du tabac, et qu’on les dépêche ; et de Caron, pas un mot[1]. ».

Au comte de Bussy.

Aux Rochers, ce 20 octobre 1675................................

« … Les mutins de Rennes se sont sauvés il y a longtemps ; aussi les bons pâtiront pour les méchants ; mais je trouve tout fort bon, pourvu que les quatre mille hommes de guerre qui sont à Rennes, sous MM. de Forbin et de Vins, ne m’empêchent point de me promener dans mes bois, qui sont d’une couleur et d’une beauté merveilleuses… On a pris, à l’aventure, vingt cinq ou trente hommes que l’on a pendus, et l’on a transféré le parlement… »

À Madame de Grignan.

Aux Rochers, 30 octobre 1675................................

« … Il y a présentement cinq mille hommes en Bretagne, car il en est venu encore de Nantes. On a fait une taxe de cent mille écus sur le bourgeois ; et, si on ne trouve point cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir, sur peine de la vie ; de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré. Il a été écartelé après sa mort, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. On a pris soixante bourgeois : on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire d’injures, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin…


  1. Mais de Dieu pas un mot. (Allusion à un dialogue de Lucain cité dans une autre lettre.)