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timents ; c’eût été un grand coup pour empêcher le reste de la province de demander la suppression des mêmes édits ; mais, en une nuit, ces bonnes dispositions ont changé… Ce que je trouve, Monsieur, de plus fâcheux est que la bourgeoisie n’est guère mieux intentionnée que le peuple.

» …… Je ne crois pas, Monsieur, vous devoir taire qu’il s’est tenu des discours très-ardents sur l’ancienne domination des Anglais, comparée à celle du roi ; et si les Hollandais voulaient profiter de ces dispositions et faire une descente en Guyenne, où le parti des religionnaires est très-fort, ils donneraient, dans la conjoncture présente, beaucoup de peine.

» …… Après vous avoir rendu compte de l’état de la ville de Bordeaux, je suis obligé, Monsieur, de vous dire qu’à Périgueux le peuple commence aussi à menacer. En plusieurs lieux, en Périgord, ceux qui s’étaient chargés du contrôle des exploits ont renoncé à ces fonctions, pour ne se pas exposer à la haine du peuple ; et on aura peine à trouver des gens qui veuillent prendre leurs places. On me mande en même temps de Bergerac, que les habitants demandent hautement de jouir des mêmes exemptions qu’on a accordées à ceux de Bordeaux après la dernière sédition. Cependant, Monsieur, jusqu’ici, il n’y a que du murmure, mais il peut arriver du désordre, et je crains que l’exemple ne soit suivi dans quelques-unes du villes de la province.

» …… La nouvelle de la sédition de Rennes, qui se répandit hier dans Bordeaux. y fait un très-méchant effet. Je vous informerai soigneusement de tout ce qui se passera. Je ne quitterai point cette ville, à moins que le service du roi ne m’oblige absolument d’aller d’un autre côté.

» …… L’on ne saurait trop tôt prévenir le mal et empêcher qu’il ne s’étende le long de la Garonne. Les esprits du peuple n’étant pas mieux disposés dans les autres lieux que dans celui-ci, M. le maréchal d’Albret envoya, aussitôt qu’il eut apprit cette nouvelle, les ordres nécessaires pour faire marcher une compagnie de chevau-légers et une de dragons dans la Réole, et nous convînmes que je m’y rendrais après demain matin, sans rien témoigner jusque-là de ma résolution, pour y donner de nouveaux exemples au public. Ils sont d’autant plus nécessaires dans ces rencontres, que la communication continuelle que les villes qui sont au bord de le rivière ont avec Bordeaux, et l’insolence naturelle des bateliers, demandent qu’on leur fasse voir une punition plus proche d’eux, que celles de Bigorre et de Bergerac dont ils n’ont pas profité. »

Nous joindrons à ces citations un document fort curieux. Il témoigne de quelle façon s’administrait la justice criminelle sous le règne du grand roi ; en vérité, Laubardemont, d’exécrable mémoire, n’eût pas montré plus de cynisme dans l’iniquité, que n’en montre dans cette dépêche M. Daulède, premier président du parlement de Bordeaux. Ce parlement, effrayé de la gravité de la révolte, avait suspendu la levée des nouveaux impôts ; mais, plus tard, appuyé par une force militaire considérable, il rétablit la taxe et sévit contre les insurgés, non-seulement avec la dernière rigueur, mais avec un effrayant parti pris de charger les accusés. Nous citons donc, à ce sujet, la dépêche écrite à Colbert par M. le premier président du parlement de Bordeaux.

À Bordeaux, le 15 juin 1575................................

« Monsieur,

» Je n’avais pas cru, non plus que M. de Sève, vous devoir parler de nos deux prisonniers, parce que je voulais voir plutôt s’ils nous donneraient matière à une punition exemplaire. Cela a traîné longtemps, parce que, les preuves étant faibles, on a cherché autant qu’on a pu de les aggraver. Et l’affaire, Monsieur, ayant été portée par appel à la Tournelle, je crus que le seul nom de sédition, dont elle était qualifiée, demandait qu’elle fût jugée à la grand-chambre, la Tournelle assemblée, pour faire voir, d’un côté, au peuple qu’on ne dissimulait pas au moins le titre de l’accusation, et qu’on ne négligeait pas de la traiter dans les formes et dans la dernière rigueur, et que, d’ailleurs, l’affaire se jugeant devant moi, je pusse mieux vous en rendre compte, et empêcher que les circonstances n’en fussent affaiblies. Je crois, Monsieur, que cela a eu tout le succès qu’il pouvait avoir, en ce que le crocheteur et le porteur de chaise furent tous deux condamnés hier aux galères. Il y avait de quoi faire moins, mais non pas de quoi faire plus ; et M. de Sève, à qui j’avais fait faire le rapport du procès en présence de M. le Maréchal d’Albret, en était convenu avec moi. Je vous dis ceci, Monsieur, afin de vous faire, s’il vous plaît, connaître que je n’y ai rien négligé. Quant à la tranquillité de cette province, M. le maréchal d’Albret et M. de Sève vous en rendent, sans doute, un meilleur compte que je ne saurais faire ; mais les dispositions n’y paraissent pas telles qu’il serait à désirer ; je m’en rapporte à eux, Monsieur, pour le détail de ces choses-là, qui peuvent être de quelque importance. Je crois bien que cela ne sera rien ; mais il y aurait de l’imprudence de vous en répondre, etc., etc. »

Nous vous le demandons, chers lecteurs, n’était-ce pas une déplorable époque que celle où le premier magistrat de l’une des cours de justice du royaume se glorifiait, se faisait un titre à la bienveillance d’un ministre, de n’avoir rien négligé pour aggraver les trop faibles charges produites contre des accusés, avouant avec une épouvantable impudence : — « Qu’il a fait condamner deux malheureux aux galères, quoiqu’ils méritassent moins que cette peine », et regrettant de n’avoir pu