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des marques en plusieurs rencontres depuis cette sédition et, passant de la superstition au mépris des prêtres, ils ont commis des inhumanités peu pratiqués parmi les barbares. »

(Dépêche de M. de Chaulmes. Rennes, 3 juillet 1675)...............................

« …… M. de Chaulnes a cru que la tranquillité de Rennes était assez bien rétablie pour aller du côté de la Basse-Bretagne. Il arrive aujourd’hui au Port-Louis. Les paysans sont encore attroupés en quelques endroits aux environs de Quimper-Corentin, et même ont menacé cette ville-là. Il paraît que leur colère tourne plus encore contre les gentilshommes que contre l’autorité du roi. Ils ont rendu à quelques-uns les coups de bâton qu’ils en avaient reçus ; et, comme c’est une coutume assez rude pour les paysans, que nous appelons usement de Broërek, qui ôte la propriété des héritages aux paysans, ils se font donner des quittances des arrérages qu’ils doivent de ces domaines congéables. Ces tumultes n’ont eu lieu encore que dans l’évêché de Cornouailles et très-peu en celui de Léon. Les habitants de Guéméné ont fait quelques violences assez fortes ; jusques à présent les villes de madame de Rohan se contiennent dans le devoir. »

(Dépêche de M. de Lavardin. Nantes, 5 juillet 1675.)...............................

« ...… J’arrivai avant-hier en cette ville et j’ai différé d’aller au Port-Louis, pour marquer plus de confiance aux peuples par quelque séjour en cette ville ; mais l’on ne peut pourtant dire que les esprits soient dans l’obéissance qu’ils doivent, étant certain qu’ils sont également aigris contre les édits, et résolus de secouer le joug de la noblesse et de se libérer des droits que les gentilshommes levaient sur eux, n’y ayant que la force qui puisse les réduire. Mais il faut pour cela d’autres troupes que des archers et ne rien tenter, ce me semble, que l’on ne puisse apparemment répondre des succès. Un effet de leur modération a été de brûler un écrit qu’ils appelaient Le Code paysan, où tous leurs intérêts étaient réglés. Il contenait à peu près ce que vous lirez dans celui que je vous renvoie[1], hors que la forme n’en est pas si insolente, et vous jugerez de leur brutalité, puisqu’ils ne croient pas que le mot de révolte soit un terme criminel en leur langue.

» …… J’apprends que du côté de Landernau et de Carhaix, il est arrivé quelque désordre, mais je ne le sais encore que par la voix publique. M. de Seuil pourra vous en rendre un compte plus exact. »

(Dépêche de M. de Chaulmes. Hennebon, 9 juillet 1675.)...............................

«…… Je vous mandai, Monsieur, par ma précédente, que le jour de mon arrivée à Hennebon, j’avais passé dans une paroisse qui s’était soulevée le matin contre son seigneur et son curé. »

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«… Comme je me suis servi de toutes sortes de personnes pour remettre l’esprit de ces peuples et pour en apprendre les véritables mouvements, j’avais engagé les pères jésuites de Quimper d’envoyer des missions. Le père Lefort, un des plus accrédités auprès de ces paysans, vient de me rapporter présentement qu’ayant été plusieurs jours à la campagne, qu’il y en a qui lui ont dit qu’ils croyaient être ensorcelés et transportés d’une fureur diabolique ; qu’ils connaissaient bien leur faute, mais que la misère avait provoqué les uns à s’armer, et que les exactions que leurs seigneurs leur avaient faites, et les mauvais traitements qu’ils en avaient reçus, tant par l’argent qu’ils en avaient tiré, que par le travail qu’ils leur faisaient faire continuellement à leurs terres, n’ayant eu pour eux non plus de considération que pour des chevaux, ils n’avaient pu s’empêcher d’en secouer le joug, et que le bruit de l’établissement de la gabelle, joint à la publication de l’édit du tabac, dont ils ne pouvaient se passer, et qu’ils ne pouvaient plus acheter, avait beaucoup contribué à leur sédition. Le dit père m’a rapporté mille inhumanités qu’ils ont faites contre leurs seigneurs, y en ayant eu un, entre autres, qui, après avoir reçu mille coups, fut traîné hors de l’église par les cheveux. »

« …… Le père Lefort ajoute que d’autres lui avaient témoigné beaucoup de crainte de mon approche, et lui avaient demandé si je les punirais, et si ceux qui n’avaient fait que prendre les armes par force et qui n’avaient commis aucun crime, ne seraient pas au moins distingués des autres ; qu’il y a à peu près quarante paroisses qui ont pris les armes, qui peuvent faire dix-huit à vingt mille hommes, dont les deux tiers sont armés de mousquets ou fusils, et les autres de faux, de fourches et de hallebardes ; qu’il y a des gentilshommes qu’ils ont forcés de se mettre à leur tête, qu’ils leur ont donné des habits comme eux, qu’ils les gardent de peur qu’ils ne s’enfuient, et qu’il y a quelques jours, qu’un de ces capitaines les ayant détournés d’un pillage qu’ils voulaient faire par une alarme qu’il leur donna et qui se trouva fausse, ils le condamnèrent à être pendu et étranglé ; ce qu’ils auraient exécuté, sans que d’autres dirent qu’ils ne trouveraient plus de capitaines, et se contentèrent de lui faire faire une manière d’amende honorable.

» …… Après vous avoir informé, Monsieur, de l’état présent de ces mouvements qui semblent

  1. Nous avons en vain recherché, avec l’intérêt que l’on pense, le Code paysan primitif, et la copie de ce Code, à laquelle M. de Chaulnes fait allusion ; il nous a été impossible de retrouver ces documents dans la correspondance de Colbert, dont ils sont disparus. E. S.