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L’AUTEUR


AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


Chers lecteurs,


L’époque où régna le fils de Louis XIII continue selon certains esprits, de s’appeler, à bon droit : le siècle de Louis XIV, de porter humblement la livrée de ce monarque, de même que Versailles, cette immense hôtellerie, ouverte par lui à toutes les splendeurs, à tous les vices, à toutes les bassesses, à toutes les ruines, porte encore sur sa façade la triomphante enseigne : au Soleil royal.

C’est quelque chose d’étrange que l’incarnation de l’un des âges de l’histoire dans la personnalité de ce prince. Il eut, il est vrai, le don de l’autorité, élevée à sa dernière puissance et rehaussée d’une certaine grandeur, trop théâtrale, cependant, pour réellement imposer. Il sut et voulut, sinon régner par lui-même… car toujours il subit, à son insu, l’influence absolue et parfois funeste de plusieurs de ses ministres ou de son entourage… du moins, il sut et voulut s’occuper incessamment des affaires de l’État ; cela, d’ailleurs, se conçoit : l’État, c’est moi, avait-il coutume de dire, et il ajoutait et surtout pratiquait cette autre maxime : — l’État, c’est mon bien, — témoin ces paroles adressées à son fils (Instructions au dauphin) :

«… Tout ce qui se trouve dans l’étendue de nos États, de quelque nature qu’il soit, nous appartient au même titre (de roi). Vous devez être persuadé que les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et entière de tous les biens qui sont possédés, aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user, nous, en tout comme de sages économes. »

L’on connaît, et de reste, la sage économie du sire ; enfin, il faisait tel quel et assidûment son métier de roi, et jusqu’à la fin de sa vie il présida son conseil ; mais, si l’on songe à la médiocrité de l’intelligence de Louis XIV, à sa surprenante ignorance, à son orgueil insensé, à son absurde et cruel fanatisme, à l’insolence, à l’inexorable égoïsme de son caractère despotique, altier, jaloux, haineux, toujours impitoyable et lâche en ses vengeances[1] ; si l’on songe, enfin, que le cynisme, le scandale, le débordement de ses mœurs, et son insatiable appétit de la flatterie, qu’il fallait pour lui plaire pousser jusqu’à la plus abjecte idolâtrie, ont exercé sur son temps des influences aussi corruptrices, que son aveugle ambition de conquêtes et ses prodigalités inouïes ont été désastreuses pour le pays, l’on conviendra qu’il est, nous le répétons, fort étrange d’appeler : siècle de Louis XIV, le siècle de Colbert, de Vauban, de Molière, de Corneille, de Lebrun, de Racine, comme si toutes les gloires procédaient virtuellement de ce personnage, et n’étaient qu’une sorte d’émanation de sa majesté royale ! Quant à la protection qu’il accordait aux grands hommes en général, à Colbert et à Racine en particulier, sans parler d’autres faits analogues, on sait qu’il abreuva l’illustre ministre de tant de dégoûts, d’ingratitudes et de duretés, qu’il expira en maudissant le grand roi, et le tendre Racine, âme servile, pusillanime, mourut du chagrin de se voir tombé dans la disgrâce de son maître.

Puis, enfin, il faut le dire, Néron aussi aimait, protégeait les arts ! Et il ne les aimait pas moins, les arts, les lettres… François Ier, ce Néron gentilhomme ! Nonobstant, il défendit un jour l’imprimerie, sous peine de la hart ! et, vous le savez, chers lecteurs, rival heureux des tourmenteurs jurés, il inventa, pour le supplice des hérétiques, cette ingénieuse machine : l’estrapade, au moyen de quoi les réformés étaient plongés vivants, puis retirés, puis replongés derechef dans les flammes, jusqu’à ce que mort s’en suivît ! Ah ! répétons-le, l’amour des lettres et des arts chez un prince, fît-il éclore… (pensée absurde ! ! !) fît-il éclore, par son influence personnelle, les plus rares génies, un pareil prodige n’effacerait, n’atténuerait jamais les crimes de ce prince… aux yeux de la morale éternelle !

Ce qui est bien le siècle de Louis XIV, ce qui est bien l’incarnation de la personnalité de cet homme, c’est ce siècle de despotisme ignoble et sanglant, ce siècle de conquêtes iniques, de guerres exécrables, qui firent de nos soldats autant de pillards, autant de bourreaux, et rendirent le nom français l’objet de l’horreur de l’Europe ! C’est enfin et surtout ce siècle de misère atroce, causée par les magnificences de ce prince, misère atroce qui enfanta une nouvelle Jacquerie, guerre civile acharnée, où prirent part, non seulement les populations vassales des campagnes, le peuple des cités, mais aussi la bourgeoisie et certains parlements de province ; ce qui est encore le siècle de Louis XIV, c’est ce siècle d’horribles persécutions religieuses, inaugurées par la révocation de l’édit de Nantes, signal d’une nouvelle Saint-Barthélemy, oh ! celle-là ne dura pas vingt-quatre heures, comme la

  1. Voir, entre autres, le procès criminel intenté au chevalier de Rohan, et dont nous avons ailleurs publié le dossier.