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était placée la chaise de la jeune fille ; aussi, ne répondant pas à l’interrogation de sa tante, elle resta un moment silencieuse, tandis que son œil attentif, plongeant sur la place qui s’étendait devant la maison de M. de Tilly, semblait suivre quelqu’un avec un si visible intérêt, que la marquise, se soulevant à demi sur sa chaise longue, dit à sa nièce : — Qui regardez-vous donc ?

— Ce jeune marin que vous savez, — répondit Berthe, sans le moindre embarras. — Il vient de passer avec un homme à cheveux gris, son père assurément, car il existe entre eux une extrême ressemblance. Ah ! je regrette vivement que…

— De quel marin me parlez-vous là, s’il vous plaît ?

— Ma tante, oubliez-vous donc si vite les services rendus en péril de mort… vous qui croyez à la mort ? Le brigantin où nous étions embarquées ne périssait-il pas corps et biens, sans le dévouement intrépide de ce jeune marin, Français comme nous, et qui a bravé la tempête pour venir à notre secours ?…

— Eh bien ! est-ce que l’abbé Boujaron ne lui a pas libéralement donné de ma part dix louis, à ce marinier ?

— Il est vrai… et recevant avec une dignité parfaite cette humiliante rémunération que n’accompagnait ni un mot de courtoisie, ni une expression partie du cœur, ce jeune marin a pris les dix louis, et les jetant dans le bonnet d’un matelot invalide mendiant sur le port, notre généreux sauveur a dit à ce pauvre homme en souriant : « — Tenez, mon ami, voici dix louis que vous donne M. l’abbé… afin que vous priiez pour ses péchés. » — Après quoi, nous saluant avec respect, il s’est éloigné… sans que j’aie osé…

— Et voilà qui était de la dernière impertinence ! — s’écrie la marquise, interrompant sa nièce. — Donner ces dix louis à ce mendiant, afin qu’il priât pour les péchés de l’abbé, n’était-ce point donner à entendre que ce saint homme devait avoir la conscience chargée ? J’ignorais l’effronterie, l’ingratitude de ce marinier, anéantie que j’étais par le mal de mer et la frayeur… puisque j’ai l’infirmité