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plus de M. le duc d’Albe ; force m’a donc été de repartir, madame, et je vous amène le père Lefèvre…

— Ceci est étrange… et m’inquiète… Ce jésuite, quel homme est-ce donc ?

— Impénétrable…

— Impénétrable… à toi, Gondi… à toi ?

— La ténacité de son silence a lassé la ténacité de mes questions ; il demande à être reçu par vous ce soir même, madame.

— Recevons donc ce jésuite… Pourquoi me l’envoie-t-on ?… — Et réfléchissant : — Encore une fois, ceci est étrange et m’inquiète… Mais, j’y pense, et ma fille ?…

— Sa santé va toujours déclinant, madame ; elle ne quitte plus son lit.

— Tu le verras, Gondi, le roi d’Espagne empoisonne ma fille, comme il a empoisonné, l’an passé, son fils don Carlos !… Ah ! pourquoi ai-je donné Élisabeth à Philippe II ! ce moine couronné… ce spectre vivant !… — Et après un moment de silence : — Fais entrer le jésuite.

M. de Gondi sort et rentre presque aussitôt avec l’ancien ami de Christian l’imprimeur. Le révérend père Lefèvre a atteint sa soixante-cinquième année ; il est vêtu de noir, non en prêtre, mais en laïque ; il porte de grandes bottes de voyage éperonnées ; son visage rude et froid, encadré d’une fraise tuyautée, se termine par une courte barbe grise ; ses cheveux blancs, coupés ras, dessinent leurs cinq pointes sur son large front ; ses yeux clairs, perçants, surmontés d’épais sourcils encore noirs, ont une expression d’audace contenue ; le disciple d’Ignace a conscience du pouvoir redoutable et chaque jour croissant de la compagnie dont il est membre. Il s’avance sans embarras vers la reine ; elle jette sur lui un regard profond, il ne cherche pas à l’éviter, mais il s’incline devant l’Italienne. Elle fait un signe à M. de Gondi ; il la laisse seule avec le jésuite.