Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 11.djvu/280

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Non ! — s’écrie Cornélie, regardant au loin dans la direction de la batterie. — L’ennemi lire sur les brigantins de mon père !… Enfin les voilà ! les voilà !… Soyez béni, mon Dieu ! S’ils entrent dans le port, La Rochelle est sauvée de la famine !… Les vois-tu, Thérèse ?… vois-tu là-bas leurs voiles blanches éclairées par la lune ? — Et la jeune fille, émue, joignit ses deux mains avec force, leva vers le ciel son mâle et beau visage, disant d’une voix pénétrée : — Seigneur, protégez les jours de mon père, il va braver de grands périls !… Que ne suis-je près de lui pour les partager…

Les Rocheloises voisines de Cornélie entendirent ses paroles, bientôt répétées de bouche en bouche. La pêche fut momentanément suspendue ; toutes ces femmes, pressées au bord du rivage, les yeux fixés sur les navires, attendaient avec une inexprimable angoisse l’issue d’un combat d’où allait dépendre l’approvisionnement de la ville, ainsi pour longtemps à l’abri de la disette. L’heure était solennelle, le spectacle imposant. Les deux pointes de terre qui resserraient l’étroite entrée de la rade se dessinaient sombres sur la nappe des eaux argentées par la lune ; les quatre brigantins, toutes voiles dehors, s’avançaient, à la suite les uns des autres, vers le dangereux passage qu’ils devaient traverser sous le feu croisé des deux redoutes. Il s’ouvrit précipité, terrible, après le coup de canon d’avertissement qui venait d’attirer l’attention des Rocheloises ; déjà le premier des navires donnait dans la passe, lorsque soudain Cornélie, malgré la fermeté de son caractère, pousse un cri et dit à Thérèse d’une voix altérée : — Vois, la mâture du premier des brigantins vient de tomber, brisée par un boulet… Grand Dieu ! mon père est perdu s’il est à bord de ce vaisseau… ainsi démâté, exposé immobile et en plein au feu de l’ennemi !

— Ah ! c’est affreux ! — reprit Thérèse en frémissant. — Que le ciel protège mon oncle !…

— Oh ! être là… sur le rivage… et ne pouvoir rien… rien que trembler pour une vie si chère !… — murmura Cornélie, en proie