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l’eau ou dans la vase, jusqu’aux genoux, s’était toujours refusée à ce que nous la soulagions du poids de la fascine qu’elle portait, ainsi que nous autres. Nous n’étions plus qu’à une petite distance du navire, dont les fanaux nous avaient au loin guidées à travers la brume, lorsque le factionnaire de garde, entendant enfin des pas nombreux, crie : — Qui va là ? — Au feu ! au feu ! répond ta mère d’une voix forte. — C’était le signal convenu. Nous franchissons en courant l’espace qui nous séparait de la carène, et aussitôt, le long de ses flancs, nous amoncelons nos fascines et nos bottes de paille ; le factionnaire tire sur nous au hasard et dans l’ombre une arquebusade en appelant ses compagnons aux armes. Ils montent en hâte sur le pont avec les canonniers ; mais, ne pouvant pointer de si près et de haut en bas leur batterie sur nous, ils nous envoient au milieu des ténèbres, mais presqu’à bout portant, une grêle de coups d’arquebuse, qui firent parmi nous plusieurs victimes. Les balles sifflèrent ; l’une d’elles emporta ma coiffe. Ta mère, ta sœur et moi, nous étions à quelques pas l’une de l’autre, mais nous ne pouvions nous voir à cause de l’obscurité. — Cornélie, es-tu blessée ? me crièrent-elles. — Non… Et vous ? — Ni nous non plus, répondit ta mère. Et elle cria de nouveau : — Hardi ! au feu, mes filles ! Vengeons la Saint-Barthélemy en brûlant ces massacreurs ! — Et elle et la Bombarde qui, au moyen d’un briquet, venaient d’allumer une mèche soufrée, mettent les premières le feu aux fascines et à la paille ; leur exemple est imité en vingt endroits à la fois, malgré les nouvelles arquebusades des royalistes. Bientôt d’épais nuages de fumée entourent la carène ; les combustibles embrasés jettent leur reflet sur les flaques d’eau de la grève et jusque sur les deux tours du port. Nous y voyions aussi clair qu’en plein jour ; mais les catholiques, aveuglés par la fumée, que le vent chassait de leur côté avec de grands tourbillons de flammes, ne pouvaient nous apercevoir et tirer sur nous. Aussi avons-nous, par trois fois, jeté fascines sur fascines le