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sais-tu pourquoi je pleure… sais-tu pourquoi tu m’inspires une ineffable pitié ?…

— Achevez, mon père…

— Je t’en conjure, — reprit Odelin d’un ton presque suppliant, serrant entre ses mains celles d’Anna-Bell, — je t’en conjure… ne vois pas dans mes paroles la récrimination d’un passé que je veux oublier… que j’oublierai ; mais enfin, sans ce fatal passé… ton amour n’eût pas été sans espoir… car tantôt, pendant une halte, Frantz de Gerolstein, venant à moi, me dit : « pourquoi faut-il que la seule barrière infranchissable pour moi… l’honneur… me sépare à jamais de votre fille… »

— Mon Dieu !…

— Ce n’était pas là une consolation banale, non ; je connais le dédain de Frantz pour les distinctions de caste ; d’ailleurs, nous sommes du même sang, notre famille a la même origine… mais ce fatal passé… tel est l’abîme infranchissable qui te sépare à jamais du prince… Et voilà pourquoi tu m’inspires tant de compassion ! Oui, tu me deviens plus chère, en raison de ce que tu souffres, en raison de ce que tu dois souffrir encore, pauvre chère créature, innocente du mal que tu as commis ! — ajouta Odelin avec un redoublement de tendresse ; — mais courage ! courage !… cet amour sans espoir est du moins honorable et pur… tu peux sans honte le conserver dans le profond secret de ton âme… Je ne te dirai plus un mot de cette funeste passion… Mais lorsque de retour au milieu de nous, entourée de notre affection… je te verrai parfois rêveuse, attristée, tes yeux noyés de pleurs… crois-moi, pauvre affligée, je plaindrai ton chagrin dont je saurai la cause… chacune de tes larmes retombera sur mon cœur…

Odelin prononçait ces derniers mots, lorsque son fils, les traits assombris, bouleversés, entra vivement dans l’atelier d’armurerie ; Anna-Bell courut au-devant du jeune homme et lui dit : — Grâce à Dieu, mon frère, je vous revois sain et sauf !