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— Que te dirai-je ? la vie vagabonde qu’il a menée depuis sa jeunesse… ces habitudes de violence, de rapine, reprochées à si juste titre aux Francs-Taupins, aux Pendards, et autres soldats aventuriers, compagnons d’armes de mon frère, pouvaient faire naître des doutes sur lui dans un esprit prévenu, et… mais mon Dieu… Christian… qu’as-tu ? qu’as-tu donc ? — s’écria Brigitte voyant son mari cacher avec accablement sa figure entre ses deux mains pendant un moment, puis se lever brusquement et marcher çà et là en proie à une angoisse profonde — Mon ami, — reprit Brigitte, — quelle pensée soudaine est venue t’affliger ? des larmes roulent dans tes yeux ? ton visage est altéré… Tu ne me réponds pas !

— Le ciel m’en est témoin ! — s’écria l’artisan levant les yeux d’un air navré, — la perte de ces vingt-deux écus d’or, si laborieusement gagnés par nous, m’a vivement affecté : c’était notre ressource pour les mauvais jours, c’était la dot de notre fille ; mais cette perte n’est rien auprès de…

— Achève…

— Non, oh non !… c’est trop affreux !…


— Christian… que veux-tu dire ?

— Laisse-moi ! Laisse-moi !… — Puis, regrettant ce mouvement de brusquerie involontaire, l’artisan prit les mains de Brigitte entre les siennes et lui dit d’une voix douloureusement émue : — Excuse-moi, pauvre chère femme… quand je songe à cela, vois-tu, je n’ai plus la tête à moi ! Lorsque tantôt, à l’imprimerie, cet horrible soupçon s’est présenté à mon esprit, j’ai cru devenir fou ! je l’ai combattu de tout mon pouvoir… mais tout à l’heure en énumérant avec toi les personnes de notre intimité que nous aurions pu accuser de larcin, l’affreux soupçon dont je te parle m’est involontairement revenu à la pensée.

Christian, retombant assis sur son escabeau, frémit et de nouveau cacha sa figure entre ses mains tremblantes.