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Cette tolérance, aujourd’hui passée dans nos mœurs, affirmée, consacrée par notre immortelle révolution de 1789-92, était, dira-t-on, incompatible avec les mœurs de ce temps-là ? Erreur… profonde erreur ! Quatre fois, durant le seizième siècle, des édits plus ou moins larges, mais reconnaissant le principe sacré de la liberté de conscience et conquis par l’énergique insurrection des protestants, ont été promulgués aux acclamations des gens de bien, catholiques ou réformés, qui voyaient dans ces actes d’équité le terme de guerres fratricides, mais à peine promulgués, ces édits étaient violés, reniés, annulés par la royauté, instrument de l’Église, et de nouveau, des luttes acharnées plongeaient le pays dans le deuil et le désastre.

Que le sang versé retombe donc sur ceux-là, papes et rois, qui, pouvant par une équitable tolérance prévenir ces luttes impies, les ont provoquées par une criminelle intolérance !

Ces luttes furent effroyables, mais les mémoires laissés par divers personnages contemporains de ces guerres civiles prouvent surabondamment, qu’après avoir poussé les huguenots à la résistance armée, par cinquante années d’impitoyable oppression subie avec l’héroïque résignation du martyre, les catholiques déployèrent dans la répression des révoltes une férocité qui passe toute créance, et si terribles que furent ensuite les légitimes représailles des réformés, jamais… jamais, elles n’approchèrent de la furie sauvage de leurs adversaires.

Quelques citations empruntées aux écrivains du temps de la réforme, catholiques ou protestants, rendront évidente la réalité de notre assertion.

Les Vaudois, descendants des Albigeois, ces précurseurs de la réforme, dont vous avez lu l’histoire dans nos récits, chers lecteurs, pratiquaient la doctrine évangélique primitive ; François Ier ordonna d’étouffer cette hérésie dans le sang des hérétiques ; voici comment s’exprime à ce sujet un témoin oculaire des faits :

«… La première colonne de troupes dirigée contre les Vaudois, et commandée par d’Oppède, marchait sur Lourmarin ; la seconde, commandée par le capitaine Poulain, marchait sur Cabrière, d’Aigues ; la troisième, sous les ordres du capitaine Vaujuine, se dirigeait vers Mérindol ; d’Oppède, sur son passage, mit le feu aux villages de Laroque, de Ville-Laure et de Trézémines, abandonnés par les Vaudois, fuyant épouvantés ; Lourmarin fut aussi incendié…

»… Le 18 avril 1545, les troupes réunies de d’Oppède, des capitaines Poulain et Vaujuine, paraissent devant Mérindol ; les habitants s’étaient sauvés, moins un jeune homme malade, nommé Maurice Blanc, et quelques femmes dont les enfants n’étaient pas en âge de subir les fatigues d’une fuite à travers les bois et les montagnes ; les soldats de la foi attachèrent Maurice Blanc à un olivier, se firent une cible de son corps, et déchargèrent sur lui leurs arquebuses. Les femmes, réfugiées dans l’église voisine du château, furent dépouillées de leurs vêtements, les soldats les forcèrent de se tenir par la main comme pour une danse, et à coups de pique, leur firent faire le tour du château de Mérindol ; après cela, comme elles étaient toutes sanglantes des coups de pique, les soldats les précipitèrent du haut des rochers où le château est bâti ; puis le village de Mérindol fut livré aux flammes. Quelques fugitives capturées par les soldats catholiques, furent prises, violées et vendues à des gens qui trafiquaient de ces captives avec les corsaires tunisiens. Un homme, nommé Jean Voisin, fut obligé d’aller jusqu’à Marseille, racheter sa fille ; une jeune mère qui, après le sac de Mérindol, se sauvait à travers les blés, tenant son enfant dans ses bras, fut atteinte et violée par les soldats catholiques, sans qu’elle cessât de serrer son nourrisson contre sa poitrine. Au milieu d’atrocités sans nombre, l’armée parvint, le 19 avril, à Cabrières, ville fortifiée sur les terres que le pape possède en France ; les Vaudois, qui s’y étaient réfugiés, se défendent pendant tout un jour ; le baron d’Oppède leur envoie un parlementaire, leur promettant la vie sauve s’ils se rendent ; ils envoient les principaux de la ville, au nombre de dix-huit, vers d’Oppède ; il leur fait lier les mains, et les fait passer devant ses troupes, qui les accablent d’outrages : un de ces Vaudois, vieillard à tête chauve, effleure en passant le sieur de Pourrières, gendre de d’Oppède ; il tire son coutelas et frappe le vieillard qui tombe. — Tuez tous les autres, — s’écrie d’Oppède. — Cela est fait : — les soldats font une boucherie de nos dix-huit Vaudois. Le sire de Pourrières et le sire de Fauléon, non encore satisfaits, mutilaient les cadavres. — Puis la ville est forcée, les femmes s’étaient réfugiées dans l’église ; elles sont dépouillées de leurs vêtements ; les unes jetées du haut du clocher dans les rues, les autres violées. J’ai vu des femmes enceintes éventrées, laisser sortir de leurs flancs ouverts, leur fruit sanglant ; je pense avoir vu occire dans cette église (ajoute l’avocat Guérin, témoin des faits) quatre ou cinq cents pauvres âmes de femmes et d’enfants ; les prisonniers épargnés furent vendus aux recruteurs des galères royales. Le vice-légat du pape, qui accompagnait d’Oppède, apprenant que vingt-cinq on trente femmes avaient cherché un refuge dans une grotte voisine de la ville, y fit marcher les troupes, et arrivé devant l’ouverture de cette caverne, il ordonne des décharges d’arquebuse dans son intérieur ; personne n’en sort ; alors il fait allumer un grand feu à l’entrée de cet antre, et les malheureuses femmes sont étouffées par la fumée.

»… Il y eut dans cette expédition de d’Oppède, sept cent soixante-trois maisons de brûlées,