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mérite d’artisan que pour la droiture et la bonté de son cœur. Mes deux sœurs furent emportées par la contagion qui sévit à Paris en 1512 ; ma mère leur survécut peu de temps ; je perdis mon père, Mélar Lebrenn, en 1519, trois ans après mon mariage avec ma bien-aimée femme, Brigitte Ardouin, broderesse en fil d’or et d’argent. Je suis entré dans l’imprimerie de maître Henri Estienne à l’âge de douze ans comme apprenti ; après la mort de cet homme vénéré, j’ai continué d’être employé par son fils, maître Robert Estienne. Héritier des vertus de son père, il le surpasse dans la science ; ses éditions des auteurs de l’antiquité, grecs, hébreux ou latins, sont l’admiration des érudits, par la correction du texte, la rare beauté des caractères et la perfection de l’impression ; il a aussi publié, en petit format dit de poche, l’Ancien et le Nouveau Testament, traduits en français, véritable chef-d’œuvre typographique. Maître Robert Estienne m’a toujours témoigné autant d’estime que d’intérêt ; je lui suis attaché par les liens d’une inaltérable reconnaissance, son père a sauvé le mien d’un abîme de misère et de désespoir.

Trois enfants sont nés de mon mariage avec Brigitte ; elle m’a donné un fils en 1516, il a aujourd’hui dix-huit ans ; une fille en 1518, aujourd’hui âgée de seize ans ; et un dernier enfant en 1590, qui touche à sa quinzième année. Il se nomme Odelin, il est apprenti chez maître Raimbaud, l’un des plus célèbres armuriers de Paris ; mon fils aîné, ainsi que moi artisan d’imprimerie, s’appelle Hervé, en mémoire du nom du père de sa mère ; et j’ai donné à ma fille le nom d’Hêna, en souvenir de notre aïeule la vierge de l’île de Sên.

Hélas ! fils de Joel, il me faut un grand courage pour écrire cette légende ; elle va raviver des blessures récentes et saignantes encore au plus profond de mon cœur ; mais les faits que je vais vous raconter peignent avec une terrible énergie les temps maudits où nous vivons. C’est pour moi un impérieux devoir de les faire connaître à notre descendance dans leur effrayante réalité.