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mon page ? Ta figure éveillée annonce un coquin intelligent ; je te donnerai une livrée rouge et argent, un ducat chaque mois, et tu feras chère lie dans mon hôtel… » — Ah ! beau-frère ! faire chère lie, moi dont l’estomac était toujours creux comme la tonne de saint Benoît et ouvert comme la gibecière d’un avocat ! Endosser une belle livrée rouge et argent, alors que mes chausses m’annonçaient depuis si longtemps de quel côté soufflait la bise ! Embourser chaque mois un ducat, moi qui n’avais encore maraudé de toute la campagne qu’une écuelle de bois qui me servait de chapeau ! Je jette ma pioche par dessus ma tête en signe de joie, je réponds à don Ignace que je le suivrais chez le grand diable d’enfer, et je rentre dans Pampelune avec mon nouveau maître.

— Ceci me semble étrange, — reprit Christian. — Quels services pouvait rendre à don Ignace un page ignorant la langue du pays ?

— Diavol ! beau-frère, c’est justement pour cela qu’il me prenait à son service.

— Parce que vous ne compreniez pas le langage espagnol ?

— Certes ! Oh ! le madré compère que don Ignace ! À peine arrivé chez lui, un vieux majordome, le seul de ses gens qui parlât français, me fait équiper à neuf des pieds à la tête ; chausses bouffantes de velours rouge, pourpoint de satin blanc, court mantel galonné d’argent, fraise et toque à l’espagnole : vous me voyez d’ici, beau-frère, attifé en vrai page de cour. J’avais mes deux yeux alors, vrais lumignons de malice ! et le museau fûté d’un renardeau ! Ainsi vêtu battant neuf, le majordome me présente au capitaine Loyola. « — Sais-tu pourquoi, — me dit-il, — je te prends pour page, toi, Français ? C’est parce que, ne sachant pas un mot d’espagnol, tu seras forcément discret avec les gens de ma maison et du dehors… »

— Ceci n’est pas malhabile, — dit Christian. — Don Ignace avait, j’imagine, des secrets amoureux à garder ?

— Ventre saint Quenet ! je lui ai connu jusqu’à trois maîtresses