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Au moment où Gildas avançait le cou hors de la boutique, la jeune fille qui avait déjeuné chez M. de Plouernel, et improvisait de si folles chansons, sortait de l’allée de la maison où logeait Georges Duchêne, qui, on l’a dit, demeurait en face du magasin de toile.

Pradeline avait l’air triste, inquiet ; après avoir fait quelques pas sur le trottoir, elle s’approcha autant qu’elle put de la boutique de M. Lebrenn, afin d’y jeter un regard curieux, malheureusement arrêté par les rideaux de vitrage. La porte, il est vrai, était entr’ouverte ; mais Gildas, s’y tenant debout, l’obstruait entièrement. Cependant Pradeline tâcha, sans se croire remarquée, de voir dans l’intérieur du magasin. Gildas, depuis quelques instants, observait avec une surprise croissante la manœuvre de la jeune fille ; il s’y trompa, et se crut le but des regards obstinés de Pradeline ; le pudique garçon baissa les yeux, rougit jusqu’aux oreilles : sa modestie alarmée lui disait de rentrer dans le magasin, afin de prouver à cette effrontée le cas qu’il faisait de ses agaceries ; mais un certain amour-propre le retenait cloué au seuil de la porte, et il se disait plus que jamais :

— Ville étonnante que celle-ci, où, non loin d’une artillerie dont la mèche est allumée, les jeunes filles viennent dévorer les garçons des yeux !

Il aperçut alors Pradeline traverser de nouveau la rue et entrer dans un café voisin.

— La malheureuse ! elle va sans doute boire des petits verres pour s’étourdir… Elle est capable alors de venir me relancer jusque dans la boutique…… Bon Dieu !… que diraient madame Lebrenn et mademoiselle ?

Un nouvel incident coupa court, pour un moment, aux chastes appréhensions de Gildas. Il vit s’arrêter devant la porte un camion à quatre roues, traîné par un vigoureux cheval, et contenant trois grandes caisses plates, hautes de six pieds environ, et sur lesquelles on lisait : Très-fragile… Deux hommes en blouse conduisaient cette voiture : l’un, nommé Dupont, avait paru de très-bon matin dans la bou-