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— Parfaitement bien… car j’ai eu le bras cassé en 1830 par une balle suisse… Mais voyons, monsieur, pourquoi la bataille ? toujours la bataille ! toujours du sang, et de brave sang… versé des deux côtés ? Pourquoi toujours rêver un passé qui n’est plus, qui ne peut plus être ? Vous nous avez vaincus, spoliés, dominés, exploités, torturés quinze siècles durant ! n’est-ce donc point assez ? Est-ce que nous pensons à notre tour vous opprimer ? Non, non… mille fois non… la liberté nous a coûté trop cher à conquérir, nous en savons trop le prix, pour attenter à celle des autres. Mais, que voulez-vous ? depuis 89, vos alliances avec l’étranger, la guerre civile soulevée par vous, vos continuelles tentatives contre-révolutionnaires, votre accord intime avec le parti prêtre, tout cela inquiète et afflige les gens réfléchis, irrite et exaspère les gens d’action. Encore une fois, à quoi bon ? Est-ce que jamais l’humanité a rétrogradé… non, monsieur, jamais… Vous pouvez, certes, faire du mal, beaucoup de mal ; mais c’est fini du droit divin et de vos privilèges… prenez-en donc votre parti… Vous épargnerez au pays, et à vous peut-être, de nouveaux désastres ; car, je vous le dis, l’avenir est républicain.

La voix, l’accent de M. Lebrenn étaient si pénétrants, que M. de Plouernel fut non pas convaincu, mais touché de ces paroles ; son indomptable fierté de race luttait contre son désir d’avouer au marchand qu’il le reconnaissait au moins pour un généreux adversaire.

À ce moment, la porte fut brusquement ouverte par un capitaine adjudant-major, du régiment du comte, qui lui dit d’une voix hâtée en faisant le salut militaire :

— Pardon, mon colonel, d’être entré sans me faire annoncer ; mais l’on vient d’envoyer l’ordre de faire à l’instant monter le régiment à cheval, et de rester en bataille dans la cour du quartier ; on craint du bruit pour ce soir…

M. Lebrenn se disposait à quitter le salon, lorsque M. de Plouernel lui dit :

— Allons, monsieur, du train dont vont les choses, et d’après vos