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— Mais, maudit opiniâtre, si tu es tué, notre maison tombe de lance en quenouille.

— Je vous ai promis, cher oncle, de me marier quand j’aurai quarante ans…

— Mais d’ici là, songes-y donc, cette guerre des rues est atroce… mourir dans la boue d’un ruisseau, massacré par des gueux en haillons !

— Je me donnerai du moins le régal d’en sabrer quelques-uns ; et si je succombe, — dit en riant le colonel, — vous trouverez toujours bien de mon fait quelque petit bâtard de Plouernel… que vous adopterez, cher oncle… il continuera notre nom… Les bâtards portent souvent bonheur aux grandes maisons.

— Triple fou ! jouer ainsi ta vie… au moment où l’avenir n’a jamais été plus beau pour nous ! au moment où, après avoir été vaincus, abaissés, bafoués, par les fils de ceux qui, depuis quatorze siècles, étaient nos vassaux et nos serfs, nous allons enfin effacer d’un trait cinquante ans de honte ! au moment où, instruits par l’expérience, servis par les événements, nous allons redevenir plus puissants qu’avant 89 !… Tiens, tu me fais pitié… Tu as raison, les races dégénèrent, — s’écria l’intraitable vieillard en se levant. — Ce serait à désespérer de notre cause si tous les nôtres te ressemblaient.

Le valet de chambre, entrant de nouveau après avoir frappé, dit à M. de Plouernel :

— Monsieur le comte, c’est le marchand de toile de la rue Saint-Denis… il attend dans l’antichambre.

— Faites-le entrer dans le salon des portraits, — répondit le comte… — J’y vais à l’instant.

Le domestique sorti, le colonel dit au cardinal, qu’il vit prendre brusquement son chapeau et se diriger vers la porte.

— Pour Dieu, mon oncle, ne vous en allez pas ainsi fâché…

— Je ne m’en vais pas fâché, je m’en vais honteux ; car tu portes notre nom.